Doit-on présenter André Markovicz ? Poète et traducteur, on lui doit une traduction complète des œuvres de Dostoïevski, publiée chez Actes Sud et achevée en 2002. Invité à animer un atelier de traductions par le Svegliu Calvese, il vient de mettre en ligne des notes linguistiques concernant la langue corse qui nous ont vivement intéressés. Il n'y a donc pas qu'une désespérante vacuité sur les réseaux sociaux, et l'on y trouve parfois de vraies perles littéraires. C'est ainsi avec une grande amabilité que l'auteur nous autorise à relayer ici un texte qui ne peut que nous parler, profondément, et intimement.
Calvi,
Notes linguistiques dans un café.
Je suis donc à Calvi, invité par le « Svegliu Calvese ». — nous avons fini « La demande en mariage », je veux dire, vraiment, je crois, fini-fini, relu, revérifié tout par rapport au russe, à la virgule, nous avons lu le texte dans les deux langues… pour être bien sûrs que ça marchait, c’est-à-dire que, ce qu’on pouvait dire en russe, on pouvait le faire entendre en corse, et dans une langue vivante, entendue par les gens — vivante, mais qui accueille des intonations, des tournures encore inconnues. Inconnues, mais possible. — Puisque c’est ça, le but d’une traduction. Elargir, autant que faire ce peut, le possible d’une langue… Bref, bon, pendant la lecture publique, les spectateurs riaient beaucoup, et ils étaient surpris… Ensuite, à partir de cette lecture, et des défauts que nous y avions sentis, nous, nous avons recommencé une fois encore, pour que les tics de langage des personnages soient compris comme des tics de langage… Et maintenant, voilà que nous traduisons « l’Ours ». Nous n’aurons pas le temps, puisque je repars samedi matin, mais enfin, bon, nous allons essayer.
Nous travaillons de 16h à 19h, 19.30. Ce qui fait que, le matin, une fois que j’ai fini, moi, ma matinée de travail (qui n’a rien à voir avec ça, évidemment), je peux me promener un peu, ou faire comme je fais d’habitude… pas du tourisme, certes, mais juste rester dans un café, et voir, juste écouter, travailler sur mes textes, mais tranquillement, avec la vie autour.
Des notes sur l’état de la langue corse ici, venues d’un étranger total et qui, donc, ne prétendent qu’à être que ce qu’elles sont — des impressions. Sur ce que j’entends, comparé à ce que j’entends en Bretagne.
Je note cette évidence, mais qui, pour moi, n’en est pas une : à Calvi, on entend le corse. Je veux dire, dans aucune ville de taille comparable à Calvi (5000-6000 habitants), en Bretagne, aujourd’hui, on n’entend guère parler le breton. Evidemment qu’on parle breton à Rostrenen, mais, par exemple, dans les cafés de la Place du centre, du moins quand j’y étais, je n’ai jamais rien entendu en breton. Les villes, en Basse-Bretagne, sont, disons, à 90% francophones. Ici, je suis au café, comment ça se passe ?
Les gens parlent. Si ce sont des gens de 50-60 ans (et plus), ils parlent corse, en mélangeant des phrases françaises très souvent. Ils parlent corse, et, par exemple, dimanche, ils préparaient le tiercé : une phrase en corse, une expression française, quelques phrases en français, et puis, on repasse au corse. La langue est finalement indifférente, et l’intonation est la même d’une langue à l’autre. Au point que j’ai du mal à distinguer. Quand ils parlent français, ils parlent toujours corse, si je puis dire, pour la rythmique, pour les accents. — Les hommes de 30-40 ans parlent français, mais passent au corse avec la même aisance, surtout quand ils répondent aux vieux, à part que le schéma est inversé : une phrase en corse, la conversation en français, et, de nouveau une expression, ou une phrase en corse. Et là encore, c’est une question d’accent, d’intonation, et, évidemment, de sujet de conversation. Les plus jeunes parlent français, et leur intonation est presque entièrement française. Je n’ai perçu un accent qu’une seule fois, quand un jeune gars, — 18-20 ans, je suppose, — a dû être énervé par quelque chose, et a levé la voix, et là, dans l’émotion, l’accent, très fort, est apparu. Vous comprenez bien la valeur de mes notations ethnologiques : je suis resté dans ce café, en tout et pour tout, une petite heure, même pas. Et je n'ai pas écouté tout le temps, quand même. J'ai travaillé.
Des dames qui discutent. Une dame assez âgée, une autre plus jeune, quelques autres, la quarantaine. Elles parlent français entre elles, avec un accent corse très prononcé. Des petits enfants qui jouent autour — eux, leur français est parisien. Arrive une dame plus âgée — elle les salue en corse, et la conversation passe au corse, immédiatement, avec un peu de français. En fait, là encore, il n’y a pas de différence. Nous en sommes à un stade, j’ai l’impression, où les deux langues coexistent dans une espèce d’état d’indifférenciation. Comme s’il n’y en avait qu’une, au fond, et que, dans la conversation banale, elles étaient interchangeables.
C’était sans doute l’état du breton il y a trente-quarante ans. La langue est encore là partout, vivante, — normale. Je dis « encore ». Dans une génération, je crois bien que ce ne sera plus pareil. Comme si on voyait le basculement.
André Markovicz
Calvi,
Notes linguistiques dans un café.
Je suis donc à Calvi, invité par le « Svegliu Calvese ». — nous avons fini « La demande en mariage », je veux dire, vraiment, je crois, fini-fini, relu, revérifié tout par rapport au russe, à la virgule, nous avons lu le texte dans les deux langues… pour être bien sûrs que ça marchait, c’est-à-dire que, ce qu’on pouvait dire en russe, on pouvait le faire entendre en corse, et dans une langue vivante, entendue par les gens — vivante, mais qui accueille des intonations, des tournures encore inconnues. Inconnues, mais possible. — Puisque c’est ça, le but d’une traduction. Elargir, autant que faire ce peut, le possible d’une langue… Bref, bon, pendant la lecture publique, les spectateurs riaient beaucoup, et ils étaient surpris… Ensuite, à partir de cette lecture, et des défauts que nous y avions sentis, nous, nous avons recommencé une fois encore, pour que les tics de langage des personnages soient compris comme des tics de langage… Et maintenant, voilà que nous traduisons « l’Ours ». Nous n’aurons pas le temps, puisque je repars samedi matin, mais enfin, bon, nous allons essayer.
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Nous travaillons de 16h à 19h, 19.30. Ce qui fait que, le matin, une fois que j’ai fini, moi, ma matinée de travail (qui n’a rien à voir avec ça, évidemment), je peux me promener un peu, ou faire comme je fais d’habitude… pas du tourisme, certes, mais juste rester dans un café, et voir, juste écouter, travailler sur mes textes, mais tranquillement, avec la vie autour.
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Des notes sur l’état de la langue corse ici, venues d’un étranger total et qui, donc, ne prétendent qu’à être que ce qu’elles sont — des impressions. Sur ce que j’entends, comparé à ce que j’entends en Bretagne.
Je note cette évidence, mais qui, pour moi, n’en est pas une : à Calvi, on entend le corse. Je veux dire, dans aucune ville de taille comparable à Calvi (5000-6000 habitants), en Bretagne, aujourd’hui, on n’entend guère parler le breton. Evidemment qu’on parle breton à Rostrenen, mais, par exemple, dans les cafés de la Place du centre, du moins quand j’y étais, je n’ai jamais rien entendu en breton. Les villes, en Basse-Bretagne, sont, disons, à 90% francophones. Ici, je suis au café, comment ça se passe ?
Les gens parlent. Si ce sont des gens de 50-60 ans (et plus), ils parlent corse, en mélangeant des phrases françaises très souvent. Ils parlent corse, et, par exemple, dimanche, ils préparaient le tiercé : une phrase en corse, une expression française, quelques phrases en français, et puis, on repasse au corse. La langue est finalement indifférente, et l’intonation est la même d’une langue à l’autre. Au point que j’ai du mal à distinguer. Quand ils parlent français, ils parlent toujours corse, si je puis dire, pour la rythmique, pour les accents. — Les hommes de 30-40 ans parlent français, mais passent au corse avec la même aisance, surtout quand ils répondent aux vieux, à part que le schéma est inversé : une phrase en corse, la conversation en français, et, de nouveau une expression, ou une phrase en corse. Et là encore, c’est une question d’accent, d’intonation, et, évidemment, de sujet de conversation. Les plus jeunes parlent français, et leur intonation est presque entièrement française. Je n’ai perçu un accent qu’une seule fois, quand un jeune gars, — 18-20 ans, je suppose, — a dû être énervé par quelque chose, et a levé la voix, et là, dans l’émotion, l’accent, très fort, est apparu. Vous comprenez bien la valeur de mes notations ethnologiques : je suis resté dans ce café, en tout et pour tout, une petite heure, même pas. Et je n'ai pas écouté tout le temps, quand même. J'ai travaillé.
Des dames qui discutent. Une dame assez âgée, une autre plus jeune, quelques autres, la quarantaine. Elles parlent français entre elles, avec un accent corse très prononcé. Des petits enfants qui jouent autour — eux, leur français est parisien. Arrive une dame plus âgée — elle les salue en corse, et la conversation passe au corse, immédiatement, avec un peu de français. En fait, là encore, il n’y a pas de différence. Nous en sommes à un stade, j’ai l’impression, où les deux langues coexistent dans une espèce d’état d’indifférenciation. Comme s’il n’y en avait qu’une, au fond, et que, dans la conversation banale, elles étaient interchangeables.
C’était sans doute l’état du breton il y a trente-quarante ans. La langue est encore là partout, vivante, — normale. Je dis « encore ». Dans une génération, je crois bien que ce ne sera plus pareil. Comme si on voyait le basculement.
André Markovicz