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Atelier littéraire


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    Mutité, par Dominique Giudicelli

    Dominique Giudicelli
    Dominique Giudicelli
    Admin

    Messages : 397
    Date d'inscription : 28/02/2014
    16022015

    Mutité, par Dominique Giudicelli Empty Mutité, par Dominique Giudicelli

    Message par Dominique Giudicelli

    Mutité, ou l'uchronie d'une Corse réduite au silence.

    Mutité, par Dominique Giudicelli Rage_b10

    Dumè Franceschi remonta les vitres de la voiture, écrasa la pédale de l’accélérateur et poussa à fond les infra-basses de l’equalizer. C’est comme ça qu’il aimait la musique, quand elle cognait comme un direct au foie.
    Malgré plus de 15 ans de complète mutité, son corps ne s’était pas encore fait à la contention du silence. Il avait été atteint trop tard, à 14 ans passés.
    Comme tous ceux de son âge, il avait appris la langue des signes, il avait fait du mime, de la danse, de la musique. Et puis du sport. De la boxe surtout. C’était ce qu’on recommandait aux parents pour éviter de voir grandir une génération de bêtes furieuses.
    Il avait fait tout ça, il avait appris à faire sans, sans la voix ; mais l’envie de hurler le prenait encore parfois à la gorge. C’était si violent qu’il partait comme une flèche, courant à s’en faire péter la rate, la bouche ouverte dans un simulacre de cri qui ne le soulageait pas. Il fonçait alors à la salle de boxe et il frappait, comme un sourd, à poings nus sur un sac de sable, jusqu’à ce que la douleur le secoue de sanglots muets et le jette au sol, épuisé, raclant et crachant ses glaires. Ses seuls cris.

    Un poke interrompit ses pensées, et un nom flotta à la surface de ses lentilles à réalité augmentée : Petru-Santu.
    Il ralentit et fit tourner son PSB, Personnal Smart Bracelet. L’image d’un clavier apparut sur le dos de sa main. Il pianota :
    - O

    cumu
    se ?!

    -   Wink

    - Sede
    pronti ?

    -  Rolling Eyes
    In2
    se ?

    - Ghjungu
    Da
    qui
    a
    10
    min.

    -  bounce

    Parler avait été long à désapprendre. Il aurait préféré naître déjà muté, aphone comme les gamins d’aujourd’hui. Il avait toujours le manque du chant, du cri, du rire à gorge déployée tels qu’ils résonnaient dans sa mémoire. C’est sans doute ce qui l’avait poussé à un genre d’études inhabituel dans son entourage. D’abord les Sciences du langage, puis les ICM, les Interfaces Cerveau-Machine. Il avait surpris tout le monde, et rendu fiers ses parents, en devenant l’un des premiers doctorants du laboratoire pilote de l’université de Corte.

    Cette unité de recherche avait été ouverte en collaboration avec l’Université des Sciences Cognitives et Neurologiques de Nova Tchernobyl. Sa mission était de découvrir un palliatif bio-technologique à la mutation génétique qui avait touché l'île, et qui gagnait peu à peu toute l'Europe de l'Ouest. Les cas précoces d'aphonie observées sur l’île, cinquante ans à peine après l'explosion de la centrale, et leur augmentation exponentielle dûe à la transmission du gène muté de la mère à l’enfant avaient déterminé le choix de l’université de Corte pour ce programme d’études.
    Dumè était passionné par ses recherches, et l’originalité de ses travaux avait convaincu le ministère de l’Enseignement Supérieur de lui allouer une ligne de crédit exceptionnelle pour mettre au point un prototype d’ICM capable de produire du langage oral grâce à un dispositif sonore et sensoriel.
    C’est ce dernier point, la dimension sensorielle, qui avait enthousiasmé les spécialistes des Interfaces Cerveau-Machine. Car au fond, les claviers, les amplificateurs, les synthétiseurs de voix, et autres prothèses à réalité augmentée permettaient déjà, lorsqu’il avait commencé ses recherches, de suppléer les fonctions opératoires ; voire de les accroître. Mais aucun de ces artefacts ne permettait d’exprimer la part sensible d’une émotion, celle transmise physiquement par le corps, via la modulation de la voix, l’intonation, le phrasé.

    On savait produire des phonèmes, mais ni chuchotements, ni gloussements, ni grognements, ni soupirs, ni clameurs….

    Certains mutants parmi les plus âgés, et qui avait pratiqué simultanément l’écrit et l’oral, conservaient quelque chose d’un souffle, d’une rythmique, dans leurs productions écrites. Mais ils étaient de moins en moins nombreux. Sans parler des poètes… En même temps que la voix, la poésie s’était tue.
    Et pourtant, désormais, tout le monde écrivait, spritzant mot à mot, avec une dextérité qui augmentaient la vitesse des interactions et réduisaient leur temps de latence à celui d’un dialogue à bâtons rompus. Mais ces échanges se restreignaient, le plus souvent, aux informations factuelles et aux émotions stéréotypées d’une panoplie d’émoticônes.
    Si les linguistes qui observaient chez les mutés les effets de la substitution de l’écrit à l’oral se montraient confiants dans la créativité de la langue abréviative, les sémanticiens et les psychologues en revanche s’alarmaient de la réduction du spectre des émotions exprimées par les scripteurs.
    L’appauvrissement était particulièrement sensible chez les plus jeunes, dont même la communication non-verbale, les expressions du corps ou du visage, semblait figée dans une impassibilité à peine ébranlée par les émotions les plus primaires : la douleur, le plaisir, la peur, la colère, le dégoût…
    Dumè était convaincu que les hommes sans voix étaient en train de modifier l’Humanité. Mais pas pour le meilleur… La violence qui couvait en lui et ne trouvait à s’exprimer que dans la douleur, celle de ses phalanges tuméfiées ou de ses viscères pilonnés par les basses fréquences, il la reconnaissait chez ces imperturbables, et elle lui faisait peur. Dans ses cauchemars, il était cerné par des hommes de pierre qui, bras tendus, s’avançaient vers lui jusqu'à refermer sur son corps leurs mains ouvertes, et serrer, serrer jusqu’à le broyer dans des craquements d’os qui, à en juger par le rire silencieux qui fendait leurs faces impavides, semblaient les réjouir.

    Il s’éveillait suffoquant, bouche ouverte, la gorge sèche d’avoir hurlé à blanc.

    À cette angoisse de l’avenir s’ajoutait une nostalgie de l’oralité qui avait été le socle de la culture et de la sociabilité de l’île. Il appartenait à ce monde révolu, plus qu’il n’appartiendrait jamais à l’histoire en marche, quand bien même il y contribuait.
    C’est pourquoi il avait choisi pour expérimenter son prototype trois chanteurs de paghella qui, avant d’être atteints par la mutité, avaient l’habitude de chanter ensemble : Petru-Santu, Filipu, et Ceccè. Ils n’étaient plus tout jeunes, mais pour que l’expérience soit concluante, il fallait des chanteurs qui, non seulement, conservaient la mémoire des paroles, des versi, et des ornementations, mais qui étaient aussi capables de retrouver en eux l’émotion du chant et, entre eux, la complicité du groupe. Ces trois-là, ensemble, étaient capables d’arracher des frissons à un mur. Dumè les connaissait depuis toujours, depuis que gamin, dans un coin du café familial, il les écoutait chanter des soirées entières jusqu’à ce que sa mère s’aperçoive qu’il n’était pas encore au lit.

    Sermanu. Dumè coupa le moteur et sortit de son véhicule. Il aimait ce point de vue panoramique sur son village ; il s’y arrêtait toujours un petit moment, dans le grand silence du vent et du soleil. Aujourd’hui la route et le maquis pulsaient sous ses pieds ; un halo tonitruant montait du village et se réverbérait sur les montagnes environnantes. Le FestiVoce Alternativ’ battait son plein. Un concert était installé en bas du village, des spectateurs en grappe serrée, coupés du vacarme ambiant par leurs casques ostéophoniques, ondulaient ployaient, tournoyaient dans une synchronie qui n’était pas sans évoquer un ban de sardines.
    Dumè reprit son chemin et se gara à l’entrée le village. Sur son P.S.B., il interconnecta ses lentilles et ses ostéophones avant de remonter vers la place de l’église. Le long de la route, une succession de stands : spectacles instrumentaux, play backs, paint ball sentimental, danse, sifflets… La cacophonie était assourdissante, chaque stand surenchérissant bruyamment sur son voisin. Dumè passa en mode Atténuation Active de Bruit. La foule était nombreuse. On était venu de loin, même de l’étranger, pour assister à la première édition de ce festival. Il connaissait beaucoup monde, et saluait de la main sans s’arrêter malgré les spritz qui défilaient en rafale devant ses yeux.

    -Hey !

    -Hello !
    -Cumu
    va ?

    -Slt !

    -Hi

    -Dumè !
    Cumu
    se ?

    -Vous
    avez
    1 min ?

    -Piant’
    a pena !

    -In2
    vai ?
    Bevi T
    kalcosa…

    Il souriait, tapait sur les épaules, et filait ; pas le temps, ni de boire ni de spritzer. Petru-Santu, Filipu, et Ceccè l’attendaient pour répéter.

    Malgré sa hâte, il pila devant un stand. La scène était des plus curieuses : trois chèvres ornées de grelots et de lianes fleuris, dansotaient devant trois bergers pittoresques, vêtus à la mode de la fin du XXe siècle, bleu de Chine et treillis comme on en portait plus nulle part.
    Chaque chèvre n’avait qu’une corne, peinte de couleurs différentes : sang, corail, et or, et des sabots vernis avec lesquels elle marquait la cadence. Face à elles, les bergers balançaient le buste comme des charmeurs de serpents, et soufflaient dans des pifane apparemment taillées dans les cornes manquantes, et de même couleur rouge sang, rouge corail, et or.
    Dumè repassa en mode sonore et s’aperçut que les chèvres… chantaient ! Elles bêlaient, chacune à l’unisson de sa pifana, et toutes les trois en harmonie. Musicalement, ce n’était pas ce qu’il avait entendu de plus beau… Ça chevrotait et ça déraillait pas mal, mais l’ensemble dégageait une poésie saisissante, un accord mystérieux entre les hommes et leurs bêtes. L’harmonie unissait non seulement chaque berger et sa chèvre, en un duo de même tessiture selon la taille et l’épaisseur de la corne, mais aussi les hommes entre eux qui jouaient en s’écoutant, et même, aurait-on dit, les bêtes entre elles. Chacune avait un bêlement plus ou moins aigrelet, plus ou moins grave qui, guidés par les pifane, se tuilaient et se fondait dans un choral relativement harmonieux.

    Dumè n’avait jamais rien vu ni entendu de semblable. Il aurait aimé discuter avec ces trois hommes, savoir d’où ils venaient, comment était née cette idée, comment ils avaient réussi à dresser leurs chèvres… La pensée le traversa que cette voie était préférable à l’hyper technologie sur laquelle il avait misé. Peut-être fallait-il renoncer, l’Homme ne parlerait plus ; plus jamais. Ni ne chanterait. Peut-être fallait-il en prendre son parti plutôt que de lutter comme il le faisait pour redonner aux hommes la possibilité d’oraliser.
    L’évolution n’avait pas été naturelle mais accidentelle et brutale : était-elle pour autant néfaste ? En perdant la quadrumanie, les premiers hominidés avaient perdu une compétence essentielle, celle de se déplacer rapidement dans les arbres et de s’y nourrir en toute sécurité, solidement arrimés aux branches. Mais cette perte avait permis l’acquisition de nouvelles aptitudes et, à terme, justement, le langage articulé. Qui sait ce que nos lointains descendants feraient de notre handicap ? N’était-il pas préférable d’explorer des voies de traverse plutôt que de vouloir à tout prix inverser la tendance, et s’entêter dans une recherche qui n’était peut-être tout bonnement que réactionnaire ?
    Dumè ne voulait pas répondre à ces questions. L’avenir appartenait à ceux qui étaient encore à naître ; ils feraient ce que bon leur semblerait de ce que nous leur laisserions. Dumè, lui, laisserait une invention qui serait peut-être un apport essentiel aux sociétés humaines en pleine mutation mutique, ou bien une tentative avortée, dérisoire, que les hommes du futur remiseraient dans un musée des Sciences et Techniques du XXIe siècle.
    Malgré ces doutes, Dumè ne pouvait manquer de constater qu’autour de lui, les prothèses techniques étaient plus nombreuses que les spectateurs de cet étonnant concert. Les chèvres et leurs bergers chantaient pour lui seul, ou à peu près. Il espérait que ce soir, les rangs seraient plus garnis devant le spectacle de « Paghelle di sempre e di dumane ».
    Au moins pouvait-il compter sur la présence des scientifiques invités pour la circonstance et qui avaient tous confirmé leur venue.


    Les trois paghellaghi l’attendaient sur la scène dressée devant le monument aux mort d’une guerre tombée dans l’Histoire. Ils spritzaient en cercle, pianotant dans leurs paumes. Il siffla pour annoncer son arrivée et, levant la tête en même temps, ils lui firent de grands gestes en souriant largement.
    Il sauta sur l’estrade, et leur donna l’accolade. Il se sentait aussi heureux et aussi nerveux qu’eux, mais il préférait leur présenter un visage posé et calme, digne de la confiance qu’ils mettaient en lui. Sans perdre de temps, ils fermèrent le rideau de scène, se dénudèrent et enfilèrent, sous leurs chemises, les dispositifs sensoriels tout neufs qu’il leur apportait.
    L’équipement se présentait comme une sorte de fine résille noire recouvrant le crâne et le corps. La matière du filet réagissait à la chaleur de la peau, à son humidité, à ses frémissements ; les capteurs de la capuche étaient d’une extrême réceptivité et permettaient de recevoir et de transmettre les millions de milliards de bits émis par l’activité cérébrale, tant du cortex, organe de la mémoire longue, que de l’amygdale, siège des émotions. Le mantelet recouvrait le torse jusqu’au ventre, et captait les contractions musculaires, les mouvements des organes internes – battements cardiaques, ventilation pulmonaire, pression sanguine – et l’activité du cerveau viscéral. Le maillage de capteur avait la plasticité d’un réseau neuronal, et comme le cerveau s’adaptait pour établir les connexions les plus performantes. Tous ces influx convergeaient vers un synthétiseur de voix échantillonné à partir d’enregistrements réalisés au temps de leur loquace jeunesse.

    Toute la difficulté et la beauté de l’exercice consistaient pour les chanteurs à contrôler ces cordes vocales artificielles par la pensée, et par la conscience de leur corps, à les faire vibrer d’émotions. Cela demandait une pleine conscience de soi, et une grande maîtrise de l’art musical. Les premiers essais avaient été décevants et il s’en était fallu de peu que Dumè abandonne. Mais les paghellaghi avaient vu la possibilité de retrouver le plaisir de chanter, et ils avaient persévéré dans l’effort considérable de trouver l’accord entre leur esprit et leur corps, entre leur mémoire du chant et sa production à distance. Dumè leur avait laissé un équipement et la liberté de préparer et répéter leur spectacle comme ils le voulaient. Cette ultime répétition était plutôt une avant-première, qui devait permettre les derniers réglages.

    Les chanteurs avaient choisi une mise en scène minimaliste : un noir épais comme du velours pour dissimuler la technologie, et une poursuite blanche sur leurs visages en cercle. Quand le premier vers de la « Paghella a u San Pedrone » s’éleva, Dumè ôta son PSB ; il ne voulait être dérangé par aucune sollicitation extérieure. L’émotion l’avait saisi à la gorge, il fit deux pas en arrière et s’enfonça dans les coulisses. Les visages levés vers la lumière – paupières baissées, mains sur l’oreille – semblaient trois esprits surgis des ténèbres du passé. Les chanteurs avaient choisi de n’ajouter aucune réverbération, aucun écho de chapelle, et la siconda de Petru-Santu monta toute nue, aussi fruste que dans ses souvenirs d’enfance, vite enveloppée par la bassa de Filippu, et coiffée par la terza ornementée de Ceccè.
    Dumè regardait la paghella onduler dans le noir comme une torsade de corde rêche, chevelure de sirène, attrapant dans ses rets bruns tous les hommes à l’entour. Même en faisant l’effort de s’arracher à l’émotion et de prêter l’oreille, il ne discernait aucun des artifices de la synthèse vocale. On aurait cru entendre un enregistrement vieux de cinquante ou cent ans. Même rugosité déchirante, même plainte retenue.
    Dumè regardait les visages grimaçants, fronts plissés, yeux clos, et il recevait en plein cœur la joie douloureuse de ces retrouvailles. Il sentait les émotions captées dans les corps des chanteurs courir sous sa peau et ébranler ses viscères : l’amour, le plaisir intense de chanter, la morsure du manque, et la douleur anticipée de l’absence.
    Les chanteurs enchaînaient les paghelle, « L’amore se face onestu », « Moïta », « Un ti n’arricordi piu »… Il voyait leurs bouches former les vers, les veines gonfler à leurs tempes, leurs corps se tendre et s’assouplir après l’effort, il sentait l’odeur de leurs sueurs et du pastis qu’ils avaient bu en l’attendant, et tout cela, il l’entendait. Tout cela coulait dans les samples vocaux et les animait, effaçant leur raideur numérique et leur donnant la texture animale, sensuelle d’un chant naturel. Il était émerveillé par la performance des chanteurs, l’intensité de leur concentration, l’intimité palpable qu’ils parvenaient à maintenir entre eux, et qui tissait les voix entre elles et leur donnait l’ampleur d’une voile sous leurs souffles. Le chant se déployait au-dessus de la scène et retombait en plis lourds qui l’enveloppaient comme une chaude couverture. Il était bouleversé.
    Il craignait maintenant que les chanteurs épuisent leurs forces avant ce soir, il avait la tentation de les interrompre et de les envoyer se reposer quelques heures, mais il s’aperçut que les trois hommes n’étaient plus conscients de sa présence. Ils avaient resserré leur cercle, leurs épaules se touchaient, et autour d’eux oscillait lentement un disque gazeux d’un blanc lacté. Les flux électro-magnétiques issus des résilles fusionnaient entre eux… C’était au-delà de ses espérances. Il sentait battre douloureusement sa gorge et dans ses tripes, le désir de frapper, d’avoir très mal pour libérer l’excitation. Il se mordit la main jusqu’au bleu. Dans une sorte de transe, les chanteurs oscillaient lentement sur leurs pieds, yeux toujours fermés et bouches maintenant close. Ils s’étaient affranchis de leur larynx inutile, et ils chantaient avec leur mémoire et leur ventre, et toutes les fibres de leur corps. La technologie avait comme fondu dans leurs corps, elle s’était dissoute et n’était plus perceptible à l’oreille ni aux sens des spectateurs. Cela produisait une sorte de chant total qui dépassait en force et en émotion les interprétations les plus inspirées que Dumè avait pu écouter. Le pari fou qu’il avait fait, ces trois hommes l’avaient gagné. De nouveau, il allait être possible de chanter, de déclamer ; son invention serait désormais aux mains des artistes qui en imagineraient tous les usages et les détournements possibles.

    Le chant avait cessé.
    C’est alors qu’il S’ENTENDIT appeler.
    « O Dumè ! »
    La voix flottait, il ne savait d’où elle provenait exactement, mais c’était celle de Petru-Santu, sans aucun doute possible. Il se tourna vers le chanteur qui le regardait intensément, et qui, à bouche fermée, lui parlait maintenant : «  O Dumè, cio ch’hai fattu, è un miraculu ! E ti ringraziemu d’aveci scelti per fallu. Spergu chi da qui a prontu, ognunu ritroverà a parola. E spergu chi si senteranu ancu e rise ! Oghje, sò troppu cummossu pè ride, ma dumane, probaremu a di due cunnerie. Veni qui, O Dumè… »
    Incapable d’un mouvement, Dumè se mit à pleurer.

    Fin
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