Et si quelqu’un mourait ? La question résonne comme un claquement de pas sur le carrelage, dans la solitude d'un écran plat. Par Emmnuelle Valli
photo Dr Dust
Et si quelqu’un mourait, le saurais-je ? Je veux dire, si quelqu’un mourait dans mon immeuble, là, tout de suite.
La vieille dame du dessus, palier gauche, par exemple.
J’imagine qu’elle est vieille, parce que sa télé est toujours à fond. Soit elle est sourde, soit elle est conne. Les deux peut-être. Alors, je préfère me dire qu’elle est vieille. La pauvre. Ça me rassure sur la nature humaine. Elle est douce, gentille et a pris l’habitude de ne plus réfléchir depuis très longtemps, maintenant. Depuis le jour où elle a décidé de ne plus s'emmerder dans… avec la vie. Elle avait tellement travaillé. Et puis, travaillé pour quoi ? Pour un salaire de misère, pour être imposable, pour payer sa dette - de quoi ? On ne sait pas - à la société, pour supporter les croix qui venaient geindre dans son bureau parce que le service public ne les perfusait pas assez, pour rentrer chez elle le soir et retrouver son cher et tendre avachi dans le canapé du salon. Télé à fond. Non, lui n’était pas sourd. Il était juste con. « Il travaillait lui. Pas comme elle, qui passait ses journées à glander dans un bureau. Le dîner ? ». Il avait énormément de considération, d’amour et de respect pour elle, mais il investissait toutes ces choses dans les relations qu’il entretenait avec des midinettes botoxées des airbags frontaux et neuronaux. Un jour, elle avait décidé de le quitter. Et elle avait fini par le faire. Au bout de trente ans de mariage ratés. Elle s’était libérée de ce con. Mais la vie l’avait tellement usée qu’il était trop tard. Et aujourd’hui, télé à fond, comme pour oublier, comme si le bruit allait couvrir ces noires pensées qui hantait sa vie à cause d’une habitude immémoriale, elle végétait. Elle gisait là, inerte, sur le canapé de son salon. Éclairée par la seule lumière de son écran plat, le regard dans le vide, doucement elle s’éteignait.
Et cette vieille dame, si elle mourait ? Là, tout de suite. Le saurais-je ?
Est-ce que j’entendrais les allers et venues d’une escorte funéraire ? Une discussion, entre le croque-mort et le croque-mort adjoint, qui se demanderaient si le cercueil en bois - choisi avec soin par sa fille dans le plus grand désœuvrement - allait pouvoir passer dans l’étroite cage d’escalier, ou s’il faudrait le faire passer par la fenêtre. Entendrais-je pleurer sa fille ? Ses pleurs mêlés de doute, d’incompréhension, de tristesse ou de rage. Entendrais-je ses pensées ? « Et merde ! Tu m’as fait un sale coup, Maman. J’aimerais t’y voir toi, choisir un cercueil ou du maquillage pour masquer ton beau visage qui n’est déjà plus. Je te déteste autant que je t’aime ! ». Verrais-je passer la dernière demeure de cette vieille dame ou entendrais-je seulement le silence ? De ces silences temporaires qui, soudain, finissent par être remplacés par la vie. Par un autre bruit.
Il y a l’infirmière du dessus, palier central, aussi.
Comment je sais qu’elle est infirmière ? C’est comme pour la vieille. Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’elle, elle est vraiment conne. Elle se… me réveille à cinq heures du matin, tire la chasse d’eau des toilettes, fait couler la douche, se sèche les cheveux et poursuit tout le reste de ses longs préparatifs en talons. Mon agonie matutine est rythmée par la cadence infernale de ses pachydermiques et infâmes petits pas. Parfois, avant de quitter son appartement, elle fixe un tableau au mur. Peut-être une étagère. Je le sais parce que j’entends résonner la perceuse. Lorsque j’entends enfin le son de ses talons qui claquent le sol s’éloigner dans la rue, je bénis les rares heures muettes qui vont s’ensuivre. Elle aussi écoute la télé à fond. Et je ne crois pas qu’elle soit sourde. Ni vieille. Juste conne. De ces connes, qui n’ont que faire de la liberté. Surtout celle des autres, en réalité. Tout le monde geint, mais tout le monde subit. En silence. Ou bruyamment, à sa façon. Télé à fond. Elle, elle ne supporte pas d’être seule, parce que seule, elle n’est rien. En atteste le cortège incessant d’hommes divers avariés, contre lesquels elle troque sa liberté. Aucun n’a jamais trouvé grâce à ses yeux. Les a-t-elle seulement déjà regardés ? Les a-t-elle écoutés ? Le bruit de la télé les étouffe. Les ébats, les maux, la vie.
Pour elle, c’est un peu différent de la vieille dame. Il m’arrive de me surprendre à souhaiter qu’elle meure et qu’on l’enterre avec ses quatorze centimètres de décibels. Mais je me demande quand même… Si elle mourait, là, tout de suite. Le saurais-je ?
Entendrais-je la horde de ses copines aux escarpins endeuillés déferler dans les escaliers ? Les sonneries de portables claironnant le refrain de la dernière chanson à la mode ou encore le son des breloques tintinnabulant à leur cou. Verrais-je leurs mouchoirs, maculés de rimmel et de fards, nonchalamment jetés dans le couloir, au détriment des lois les plus élémentaires de l’écologie ? Des mégots de cigarettes mentholées cernés de rouge, écrasés sur le seuil ? Entendrais-j…
La vieille dame du dessus, palier gauche, par exemple.
J’imagine qu’elle est vieille, parce que sa télé est toujours à fond. Soit elle est sourde, soit elle est conne. Les deux peut-être. Alors, je préfère me dire qu’elle est vieille. La pauvre. Ça me rassure sur la nature humaine. Elle est douce, gentille et a pris l’habitude de ne plus réfléchir depuis très longtemps, maintenant. Depuis le jour où elle a décidé de ne plus s'emmerder dans… avec la vie. Elle avait tellement travaillé. Et puis, travaillé pour quoi ? Pour un salaire de misère, pour être imposable, pour payer sa dette - de quoi ? On ne sait pas - à la société, pour supporter les croix qui venaient geindre dans son bureau parce que le service public ne les perfusait pas assez, pour rentrer chez elle le soir et retrouver son cher et tendre avachi dans le canapé du salon. Télé à fond. Non, lui n’était pas sourd. Il était juste con. « Il travaillait lui. Pas comme elle, qui passait ses journées à glander dans un bureau. Le dîner ? ». Il avait énormément de considération, d’amour et de respect pour elle, mais il investissait toutes ces choses dans les relations qu’il entretenait avec des midinettes botoxées des airbags frontaux et neuronaux. Un jour, elle avait décidé de le quitter. Et elle avait fini par le faire. Au bout de trente ans de mariage ratés. Elle s’était libérée de ce con. Mais la vie l’avait tellement usée qu’il était trop tard. Et aujourd’hui, télé à fond, comme pour oublier, comme si le bruit allait couvrir ces noires pensées qui hantait sa vie à cause d’une habitude immémoriale, elle végétait. Elle gisait là, inerte, sur le canapé de son salon. Éclairée par la seule lumière de son écran plat, le regard dans le vide, doucement elle s’éteignait.
Et cette vieille dame, si elle mourait ? Là, tout de suite. Le saurais-je ?
Est-ce que j’entendrais les allers et venues d’une escorte funéraire ? Une discussion, entre le croque-mort et le croque-mort adjoint, qui se demanderaient si le cercueil en bois - choisi avec soin par sa fille dans le plus grand désœuvrement - allait pouvoir passer dans l’étroite cage d’escalier, ou s’il faudrait le faire passer par la fenêtre. Entendrais-je pleurer sa fille ? Ses pleurs mêlés de doute, d’incompréhension, de tristesse ou de rage. Entendrais-je ses pensées ? « Et merde ! Tu m’as fait un sale coup, Maman. J’aimerais t’y voir toi, choisir un cercueil ou du maquillage pour masquer ton beau visage qui n’est déjà plus. Je te déteste autant que je t’aime ! ». Verrais-je passer la dernière demeure de cette vieille dame ou entendrais-je seulement le silence ? De ces silences temporaires qui, soudain, finissent par être remplacés par la vie. Par un autre bruit.
Il y a l’infirmière du dessus, palier central, aussi.
Comment je sais qu’elle est infirmière ? C’est comme pour la vieille. Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’elle, elle est vraiment conne. Elle se… me réveille à cinq heures du matin, tire la chasse d’eau des toilettes, fait couler la douche, se sèche les cheveux et poursuit tout le reste de ses longs préparatifs en talons. Mon agonie matutine est rythmée par la cadence infernale de ses pachydermiques et infâmes petits pas. Parfois, avant de quitter son appartement, elle fixe un tableau au mur. Peut-être une étagère. Je le sais parce que j’entends résonner la perceuse. Lorsque j’entends enfin le son de ses talons qui claquent le sol s’éloigner dans la rue, je bénis les rares heures muettes qui vont s’ensuivre. Elle aussi écoute la télé à fond. Et je ne crois pas qu’elle soit sourde. Ni vieille. Juste conne. De ces connes, qui n’ont que faire de la liberté. Surtout celle des autres, en réalité. Tout le monde geint, mais tout le monde subit. En silence. Ou bruyamment, à sa façon. Télé à fond. Elle, elle ne supporte pas d’être seule, parce que seule, elle n’est rien. En atteste le cortège incessant d’hommes divers avariés, contre lesquels elle troque sa liberté. Aucun n’a jamais trouvé grâce à ses yeux. Les a-t-elle seulement déjà regardés ? Les a-t-elle écoutés ? Le bruit de la télé les étouffe. Les ébats, les maux, la vie.
Pour elle, c’est un peu différent de la vieille dame. Il m’arrive de me surprendre à souhaiter qu’elle meure et qu’on l’enterre avec ses quatorze centimètres de décibels. Mais je me demande quand même… Si elle mourait, là, tout de suite. Le saurais-je ?
Entendrais-je la horde de ses copines aux escarpins endeuillés déferler dans les escaliers ? Les sonneries de portables claironnant le refrain de la dernière chanson à la mode ou encore le son des breloques tintinnabulant à leur cou. Verrais-je leurs mouchoirs, maculés de rimmel et de fards, nonchalamment jetés dans le couloir, au détriment des lois les plus élémentaires de l’écologie ? Des mégots de cigarettes mentholées cernés de rouge, écrasés sur le seuil ? Entendrais-j…