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Atelier littéraire


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    Gilberto, par Marie-Michelle Leandri

    Dominique Giudicelli
    Dominique Giudicelli
    Admin

    Messages : 397
    Date d'inscription : 28/02/2014
    11062014

    Gilberto, par Marie-Michelle Leandri Empty Gilberto, par Marie-Michelle Leandri

    Message par Dominique Giudicelli

    Une histoire simple et blanche et ronde comme une hostie, ou une pizza qu'on pétrit et qu'on offre pour nourrir l'amitié.

    Gilberto, par Marie-Michelle Leandri Ouvert10

    C’était quoi cette aventure que je voulais raconter ? Une histoire de vie, simple comme un bonjour qui passe, s’efface, clignote et s’éteint. La scène se déroulait à Sartène dans une pizzeria tenue par un pote avec qui j’avais tissé d’invisibles liens au cours de ces soixante ans de vie peu commune. Il y a des êtres que l’on voit rarement et qui occupent une place dans votre vie, et ceux que l’on voit régulièrement et pour lesquels on éprouve des sentiments si avilissants que l’on n’a qu’un seul désir : les oublier. Avec Gilberto, on ne se voyait guère, mais quand on se croisait, on s’appréciait beaucoup. On se comprenait par l’intermédiaire de rêves clandestins, terrés au plus profond de nos absurdités.
    J’adorais le voir évoluer dans cet espace réservé où tous les soirs, bon an mal an, il pétrissait la pâte avec rage et amour, sensualité et dégoût.
    Tel Odin s’offrant en sacrifice à son dieu, il se livrait tout de blanc vêtu à sa besogne, dans une excitation anxieuse qui lui fit friser un AVC (dont il garda une fébrilité maladive). Avec agitation, il passait du plan de travail au four, du four au plan de travail, lançait la farine dans une envolée de poussière blanche ; gestuelle identique à celle que je prêtais à Dieu lors de la création du monde.
    Gilberto parlait vite, très très vite si bien qu’il eût été difficile de le questionner ou d’engager une conversation tant il occupait l’espace, mais peu importait car il me suffisait de l’observer pour me soustraire au monde alentour et aux misérables nuits humides de l’hiver. Ses gestes, imprévisibles, étaient des suites de signes pour initiés. En magicien, il m’entraînait là où lui-même n’avait pas décidé de me conduire.
    A la mort de son père, il épingla l’une de ses photos évanescentes sur le mur tapissé d’affiches de cinéma. Il fallait la trouver dans ce méli-mélo ! Mais qui prêtait attention à la poésie claudicante des murs jaunissants était fatalement attiré par la douceur de ce visage ridé, resté enfantin et soigneusement placé au-dessus du titre : « Rupture ».
    Gilberto, que personne à ce jour n’avait pu canaliser, criait à qui voulait l’entendre, faisant allusion à nombre de boulangers ignorant l’art de la pâte à pain : « Ici, ce n’est pas un laboratoire aseptisé ! C’est un lieu de fermentation, une cave à Roquefort. »
    Il ne comprenait pas pourquoi, lui, le faiseur de pâte savoureuse et variée, était resté sur le bas-côté de la route alors que tant d’autres, des imposteurs pour la plupart, avaient tiré leur épingle du jeu et goûtaient aujourd’hui l’oisiveté d’une retraite méritée alors qu'à plus de soixante ans, lui était encore contraint de livrer un corps à corps avec la pâte à pain. Il la palpait en l’injuriant : «  Salope ! » disait-il, mais jamais il ne la brutalisait. Il ajoutait : « C’est parce que je n’ai pas réussi que je te tiens encore entre mes mains. Les autres ont oublié ton contact, l’enjeu de vie et de mort que tu as sur celui qui te donne forme et te fait naître. »
    J’aimais sa façon de parler de sa passion du bon pain, héritée de son père qui allait chercher son eau de source non loin de Sartène pour en magnifier le goût : « La bonne pâte, mon fils, dépend de la qualité de l’eau. Que veux-tu tirer de ce liquide qui pue la javel ?»
    Amoureux du travail bien fait, Gilberto choisissait des variétés de farine adaptées à sa clientèle : un tel nécessitait plus de son, un tel plus de fève, un tel moins de céréales. Il possédait l’art de les marier pour en tirer un goût inégalable.
    Un soir d’avril froid et humide, j’avais débarqué dans son antre comme on s’engouffre un jour de solitude dans une salle de cinéma. La chaleur du four en était la cause, et Gilberto aussi. Alors qu’en bon gladiateur, il s’apprêtait à entrer dans l’arène, je franchis les quelques marches qui me séparaient de lui et refermai la porte restée ouverte.
    -« la pâte a besoin d’humidité, grommela-t-il. Ne ferme pas. »
    Sachant qu’il ne fallait pas le contrarier, je rouvris et j’allai m’asseoir sur les affreux fauteuils en plastique. Tout en jetant un œil sur un vieux journal abandonné sur la table, j’allumai une clope. Une paire de cornes trônait sur le vieux pétrin rond et vert où s’empalait un rouleau de papier que Gilberto déroulait avec prodigalité pour s’essuyer les mains.
    Ce soir-là, je lui commandai une Margherita. Plus inspiré que jamais, il s’empara de la boule de farine, presse-papier de bonne taille, y enfourna les doigts, l’écrasa vigoureusement, lui donna la forme d’un cercle de petit diamètre qu’il arrondit au fur et à mesure sur les bords lisses de la table de travail puis, lentement, élargit en la palpant de telle manière que, par magie, l’empreinte de ses doigts s’effaça. Et pour étonner mon œil à l’affût, il la fit virevolter dans la paume de sa main.
    - « Regarde, je n’utilise pas de rouleau pour l’étaler. Je lui laisse les bulles d’air indispensables à sa respiration, ce qui donne du goût à la pâte ! C’est une des raisons pour laquelle ma pizza est bonne ; je ne tue pas le poussin dans l’œuf en l’aplatissant à l’aide d’un rouleau compresseur ! »
    Avec légèreté, il  fit glisser la pâte en douceur sur le granit tigré. Et, soudain, il s’écria : « Merde, j’ai oublié de préparer la sauce tomate ! »
    Et voilà que le téléphone sonna et que, pris d’un accès de fièvre, Gilberto entama une chorégraphie où son corps, légèrement voûté par l’âge, se mit à vriller, ses bras à s’allonger, ses jambes à esquisser des pas de danse sur un rythme décousu mais mesuré. Il n’était plus le boulanger reconverti en pizzaïolo, mais l’artiste possédé par son art et son invisible public qui l’acclamait. Je le lus dans ses yeux aussi brûlants que son four.
    Et s’emparant de deux boîtes de conserve qu’il ouvrit en hâte à l’aide d’un couteau mal affûté, il en jeta le contenu, suivi d’une bonne rasée d’huile d’olive, d’une poignée d’oignon revenus, du sel et quelques herbes odorantes, dans un récipient d’inox puis, se ruant sur un mixeur datant de Mathusalem, il mélangea le tout en me parlant du dernier venu, un inconnu débarqué à Sartène à la recherche de la famille de Roger Antelme, Pietri par sa mère :
    -  Tu sais, le mari de Marguerite Duras, toi tu as dû en entendre parler !
    - Oui, fis-je en écarquillant les yeux plus intéressée par la pizza que par les origines sartenaises d’Antelme. Il nota mes craintes et mon étonnement quand je vis la sauce virer du rouge-sang à l’ocre, mais n’en fit pas cas.
    « D’ordinaire j’écrase les tomates à la main, mais là, dit-il, je n’ai pas le temps de fignoler, tu t’en contenteras. »
    Je savais que l’émulsion modifiait texture et molécules, mais jamais à ce point car la plupart du temps j’utilisais le presse-purée hérité de ma mère. À l’aide d’une louche, il étala la mixture en spirale sur la pâte aux rebords ourlés et de façon méthodique il sema l’emmental puisé dans un sachet transparent et vert : « Ce mec-là m’a noté le titre du livre de cet Antelme ... Corinne ! Où as-tu fourré ce foutu papier ?
    - Je n’en sais rien ! C’est toi qui l’as rangé. »
    Bon… Bon… Passons à autre chose.
    La pizza qu’il venait d’enfourner commençait à embaumer la pièce : « Te rends-tu compte, reprit-il, se perdre à Sartène pour entamer des recherches sur les origines de ce résistant car tu ne le sais peut-être pas, mais ce gars-là avait fait la résistance avec François Mitterrand !
    Ensemble, nous avons évoqué les familles Pietri et certains de ses membres bien placés sous le gouvernement de la troisième République : Des tronches ces hommes-là !»
    Il venait d’ouvrir le four et tournait la pizza pour en parfaire la cuisson : « Bon, tu la veux toujours aussi cuite ?
    -Et oui !
    - Te voilà bien silencieuse, ce soir, tu crois que je délire ?
    - Tu sais Gilberto, je suis en hypoglycémie et la seule chose qui m’importe maintenant, c’est de manger.  
    - Ah ! Si je comprends bien, tu ne viens là que pour te bourrer la panse ! Et moi qui croyais que tu étais venue pour ma pizza, la pizza de Gilberto. Mais non ! Je me suis trompé une fois de plus. »
    D’un sourire diabolique, il glissa la pale sous la pizza et, en un éclair, il la balança dans la poubelle. Je l’aurais étranglé. Sidérée, je n’osais rien ajouter après cet acte barbare. Je m’apprêtais à déguerpir, vu qu’il commençait à me faire chier. Imperturbable, il reprit sa conversation à propos de l’homme qui cherchait l’homme qui cherchait l’homme et dont je me fichais. La rage me brouillait la vue et je n’avais qu’un désir : lui claquer sa grande gueule, quand il me retint par la manche : « Allons, encore un verre ? »
    Assommée par sa piquette, je le regardai droit dans les yeux et vis des fleuves rouges courir sur ses globes lisses couleur d’opaline et, comme dans un miroir, j’y découvris aussi les miens.
    Il était trois heures du matin.
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