Just Fontaine, Zimeco et des hommes heureux, par Sylvie Viallefond, ancienne coupeuse de citron.
photo Event-Pics Blog
Paray Vieille Poste, Balancourt, Bougival, Saintry, Verts le Petit, le Grand. C'est l'hiver, le terrain est toujours excentré, on se perd toujours avant d'arriver.
Les crampons par centaines sur le carrelage des vestiaires, le terrain mi-terre mi-gazon, les balustrades en béton blanc, poreux, qui le délimitent, le gazon sec dans sa gangue de gel, le trait de craie roulé profondément dans la terre. Les joueurs qui sortent du vestiaire à petites foulées, les cuisses écarlates, les joues blanches, sidérés par le froid. Les mamelons tendus sous le nylon des maillots. Je suis coupeuse de citrons. Les hommes s'installent les bras croisés sur la balustrade, ils se sont dit bonjour, interpellés d'un coup au bras. L'arbitre siffle.
C'est parti pour trois heures, quatre matchs. Si j'ai trop froid, papa me mettra la radio et le chauffage dans la 505, avec le plaid vert qui pue. "Plus que deux matchs ma cocotte, en rentrant je te ferai un feu de cheminée. Tu veux un chocolat à la buvette? "
C'est tous les dimanches de l'enfance ; les ponts c'est les tournois, pareil mais plus loin, l'hôtel en plus, la nuit chez l'habitant. Je suis coupeuse de citrons, fille et sœur de footeux. Petits, râblés, rapides. Des footeux.
J'ai le nez cassé par un ballon reçu pleine face à 4 ans, lors d'un match de vétérans. C'est Chouziou qui a tiré, le kiné du club. Il a couru plus vite que le ballon pour me ramasser, sonnée.
Mon père ne savait plus où se mettre, ils m'ont mis la bombe de froid, du camphre, fait manger mes citrons. Ils étaient tous cons, puis ils ont repris le match.
A chaque action papa s'inquiétait "Ca va ma cocotte? On dirait que ça dégonfle..." Il m'a offert un manteau de fourrure synthétique marron pour se faire pardonner, et que j'ai plus chaud sur les terrains. De petite taille, je ressemblais à un hérisson ou un micro porc chinois. Mon manteau à poils en plastique, et mon nez déjà grand pour mon âge, cassé.
Un nez d'aigle sur un enfant minuscule.
Il y avait le Parc des Princes aussi, les bancs qui coupent les cuisses derrière, le froid, la foule, les joueurs plus petits qu'au Subutéo, le Chaudron, Furiani, les vacances autour d'un stade, les détours pour voir un grand stade. La nausée des grandes routes et le stade vide, mon père qui s'excuse, heureux comme un gamin. Il nous interrogeait sur le nombre de places des stades du championnat de France,
de la coupe d'Europe ou la coupe du monde depuis 1950.
Il y a deux ans, je veux l'embrasser avant qu'il entre à l’hôpital le lendemain : il est au foot. Deux semaines sans match à cause de la neige, puis ce dimanche, le dégel qui a permis un match, les Arméniens d'Alfortville contre les Lusitanos de Saint Maur. "Tu me connais ma cocotte, je 'peux pas, ça faisait deux semaines sans match."
Son dernier match, il a bien fait.
Il y a Eric Pécout aussi pour qui j'ai cousu une poupée de chiffon à son effigie, la grande épopée de Sedan cent fois racontée, le Dieu Dominique Colonna, son auberge dans les gorges de la Restonica, les canari Nantais, les poussinets, les minimes, la division d'honneur, les levers de rideaux, les relégations, les triplettes, les maillots du club que maman lave et que je plie, les crampons que je décrotte un par un avant de mettre les chaussures dans le coffre. Kopa, le stade de Reims, Geoffroy Guichard-Saint Etienne, Gerland-Lyon, la Beaujoire_Nantes, la Mosson-Montpellier, Bolloaerts-Lens, le sacré Suaudeau de Nantes, qui forme Loïc Amisse, ouah Loïc Amisse! Henri Michel, Touré, Bruno Baronchelli.
Je suis une femme bien élevée, je ne parle pas de mon derrière et ne me mêle pas de politique, ni de foot.
J'ai coupé beaucoup de citrons, j'ai eu très froid, que j'ai eu froid, le froid du spectateur qui mord les pieds, jusqu'à ce qu'ils perdent connaissance.
J'ai vu des tranches de genoux rester sur des terrains gelés, des crampons enfoncés au-dessus ou en-dessous des protège-tibias, les doigts retournés d'un goal, des fesses en sang, des coudes dans l’œil.
J'ai vu mon père heureux, mes frères aussi. Plein d'hommes heureux.
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