"De qui tu seras ?" ou la question des origines, nichée au ventre des pierres. Par Sylvie Viallefond
« De qui tu seras» ?
La question est posée par des vieilles dames en groupe.
« De qui tu seras ? », c'est à quelle source boit ta famille, à l’eau de quelle fontaine ?
Où prenez-vous votre ombre ?
De quelle hauteur au village embrassez-vous la vallée ? Me voyez-vous chez moi ?
De quelles alliances es-tu le fruit ?
Qui t'a ouvert ses secrets de famille ? Qui te couchera sur son menu testament ?
Qui est le père et au ventre de quelle femme a-t-il confié ses hémi-enfants à compléter ?
Qui a espéré en toi, et qui tu as déçu ?
Qui t'autorise à être?
Qui te donne droit de cité ?
Puis on demande s'il va bien.
« Et ce « Pauvre » Chose ( mort) ? Qui a été « très fatigué » (gravement malade) ? A quel âge dis-moi ? Comment c'est arrivé déjà, on n'a pas su exactement? »
Des petites filles très curieuses.
Ils sont tous partis tôt, dans une double fuite, l'exil et la mort précoce. Les siens partis vite, les a-t-on bien retenus contre la fatigue de vivre, l'exposition au mal ?
Quand les racines sont au cimetière, elles peuvent avoir peuplé la vallée toute entière, en retenir la terre et l’ensemencer, on ne tient qu'à un fil. Elle ne peut demander aux autres d'avoir plus de mémoire qu'elle.
Un quart de sang Corse dans ses veines. Quel quart ?
C'est son ventre.
Le quart de son corps qui est son centre.
Il vient des femmes qui la précèdent. Leurs ventres s’emboîtent et se renouvellent, comme des poupées russes, mais corses, irradiés par le granit du Taravu. Pour enfanter, faire l'amour, courir, porter, une grand-mère lui a laissé une guitare toujours bien accordée, une mandoline qui donne un son vif et fruité.
C'est dans le corps de ces femmes qu'elle se retrouve, agiles et musclés, si bien parlant et répondant aux sens. Ces corps aux muscles ronds et longs, aux poitrines menues mais aux bassins portant beaux les enfants. Ces corps faits pour la vieillesse.
Elles sont maîtresses à tous les sens, de tous leurs sens et mères aussi. Des femmes mères et amantes, sans névrose triste. Des femmes qui devenues vieilles gouvernent tout un village, autant qu'on les a négligées parfois, ou qu'elles étaient déjà tyran au foyer et que la mort de l'autre les aura fait sortir.
D'autres sont obscènes, comme partout, parce qu'elles sont plus fragiles. Leur sensualité est comme un flacon de parfum qui ne sent plus d'être resté ouvert.
La Corse en elle est un corps pierre. Un corps terre.
Un corps fier.
Qui sent profondément le changement des saisons, un sens aigu du temps.
Des mains aux gestes rapides et justes, une manière d'occuper peu d'espace et d'embrasser le monde et ses confins.
Un corps qui sent la naissance et la mort.
Un corps endurant, un peu déraisonnable. Conçu pour l'hiver et la montagne, le soleil et le danger d'une île. Résistant, doué de force, autant qu’un homme, et tous les sens violents. Un corps utilement fait, efficace, exactement fait pour le plaisir et l’effort.
Une femme muscles et mains, qui règne sur l'amant, le nouveau-né et le nouveau mort.
Cette féminité est un nœud qui retient l'embryon dans sa poche de sang, l'amant dans son étreinte pour qu'il demeure, l'enfant petit qui a besoin, le fils adulte qui se perd et revient, le mort surpris dans sa profonde déliaison, et la possibilité de fuir, toujours.
Un corps qui se prête sans se donner, qui s'oppose ou qui, comme un col montagneux ouvre le chemin d'une vallée à l'autre où glisser.
Un corps Ile.
Les petites dames âgées qui veulent tout savoir de la généalogie des passants et des figures de la mort, sont bien de la même veine. Leur féminité est plus marquée par la fascination de la mort là où le corps a renoncé, un peu, au plaisir de l'amour sexué. Le mélange a changé de proportions, mais si par chance elle la font asseoir près d'elles, lui accrochant le bras de leurs mains noueuses, elles en viendront à lui demander quel homme l'accompagne dans la vie ?
S'il est à portée de regard, malheur, tout est dit en un instant : elle appartient au clan des femmes puissantes qui, discrètes, ont tout compris depuis l'âge de fer en Méditerranée, ou au peuple des filles insignifiantes qui se laisseront défigurer par la vie, marcheront petit à petit comme des hommes, les épaules tombantes, et qu'on regardera vieilles de dos en se disant « qu'est-ce qu'elle ressemble à son mari ».
L'exil de sa grand-mère a ouvert le monde sur d'autres hommes à goûter, d'autres lieux où aimer, d'autres alcôves où accoucher, mais elle demeure sous le regard profondément ironique de cette femme initiatique.
Certaines vieilles dames en Corse aiment les gens beaux. Cela demeure important. Elles regardent les hommes, les femmes qui passent, et la beauté est un critère marquant, comme la richesse pour d'autres. Est-ce le fait d'une île ? La peur de l'atavisme qui évolue comme un incendie sous le vent ? La peur des tares ? La beauté est nouvelle, l'expression de gènes inconnus ; elle est santé, force, plaisir. Elle est convoitise, elle est le luxe et l'injuste. Aimer plus beau que soi et tenir serré cet amour ; être une femme puissante.
Certaines vieilles dames en Corse demeurent des petites filles curieuses, du sexe et de la mort. Après elles le déluge.
La question est posée par des vieilles dames en groupe.
« De qui tu seras ? », c'est à quelle source boit ta famille, à l’eau de quelle fontaine ?
Où prenez-vous votre ombre ?
De quelle hauteur au village embrassez-vous la vallée ? Me voyez-vous chez moi ?
De quelles alliances es-tu le fruit ?
Qui t'a ouvert ses secrets de famille ? Qui te couchera sur son menu testament ?
Qui est le père et au ventre de quelle femme a-t-il confié ses hémi-enfants à compléter ?
Qui a espéré en toi, et qui tu as déçu ?
Qui t'autorise à être?
Qui te donne droit de cité ?
Puis on demande s'il va bien.
« Et ce « Pauvre » Chose ( mort) ? Qui a été « très fatigué » (gravement malade) ? A quel âge dis-moi ? Comment c'est arrivé déjà, on n'a pas su exactement? »
Des petites filles très curieuses.
Ils sont tous partis tôt, dans une double fuite, l'exil et la mort précoce. Les siens partis vite, les a-t-on bien retenus contre la fatigue de vivre, l'exposition au mal ?
Quand les racines sont au cimetière, elles peuvent avoir peuplé la vallée toute entière, en retenir la terre et l’ensemencer, on ne tient qu'à un fil. Elle ne peut demander aux autres d'avoir plus de mémoire qu'elle.
Un quart de sang Corse dans ses veines. Quel quart ?
C'est son ventre.
Le quart de son corps qui est son centre.
Il vient des femmes qui la précèdent. Leurs ventres s’emboîtent et se renouvellent, comme des poupées russes, mais corses, irradiés par le granit du Taravu. Pour enfanter, faire l'amour, courir, porter, une grand-mère lui a laissé une guitare toujours bien accordée, une mandoline qui donne un son vif et fruité.
C'est dans le corps de ces femmes qu'elle se retrouve, agiles et musclés, si bien parlant et répondant aux sens. Ces corps aux muscles ronds et longs, aux poitrines menues mais aux bassins portant beaux les enfants. Ces corps faits pour la vieillesse.
Elles sont maîtresses à tous les sens, de tous leurs sens et mères aussi. Des femmes mères et amantes, sans névrose triste. Des femmes qui devenues vieilles gouvernent tout un village, autant qu'on les a négligées parfois, ou qu'elles étaient déjà tyran au foyer et que la mort de l'autre les aura fait sortir.
D'autres sont obscènes, comme partout, parce qu'elles sont plus fragiles. Leur sensualité est comme un flacon de parfum qui ne sent plus d'être resté ouvert.
La Corse en elle est un corps pierre. Un corps terre.
Un corps fier.
Qui sent profondément le changement des saisons, un sens aigu du temps.
Des mains aux gestes rapides et justes, une manière d'occuper peu d'espace et d'embrasser le monde et ses confins.
Un corps qui sent la naissance et la mort.
Un corps endurant, un peu déraisonnable. Conçu pour l'hiver et la montagne, le soleil et le danger d'une île. Résistant, doué de force, autant qu’un homme, et tous les sens violents. Un corps utilement fait, efficace, exactement fait pour le plaisir et l’effort.
Une femme muscles et mains, qui règne sur l'amant, le nouveau-né et le nouveau mort.
Cette féminité est un nœud qui retient l'embryon dans sa poche de sang, l'amant dans son étreinte pour qu'il demeure, l'enfant petit qui a besoin, le fils adulte qui se perd et revient, le mort surpris dans sa profonde déliaison, et la possibilité de fuir, toujours.
Un corps qui se prête sans se donner, qui s'oppose ou qui, comme un col montagneux ouvre le chemin d'une vallée à l'autre où glisser.
Un corps Ile.
Les petites dames âgées qui veulent tout savoir de la généalogie des passants et des figures de la mort, sont bien de la même veine. Leur féminité est plus marquée par la fascination de la mort là où le corps a renoncé, un peu, au plaisir de l'amour sexué. Le mélange a changé de proportions, mais si par chance elle la font asseoir près d'elles, lui accrochant le bras de leurs mains noueuses, elles en viendront à lui demander quel homme l'accompagne dans la vie ?
S'il est à portée de regard, malheur, tout est dit en un instant : elle appartient au clan des femmes puissantes qui, discrètes, ont tout compris depuis l'âge de fer en Méditerranée, ou au peuple des filles insignifiantes qui se laisseront défigurer par la vie, marcheront petit à petit comme des hommes, les épaules tombantes, et qu'on regardera vieilles de dos en se disant « qu'est-ce qu'elle ressemble à son mari ».
L'exil de sa grand-mère a ouvert le monde sur d'autres hommes à goûter, d'autres lieux où aimer, d'autres alcôves où accoucher, mais elle demeure sous le regard profondément ironique de cette femme initiatique.
Certaines vieilles dames en Corse aiment les gens beaux. Cela demeure important. Elles regardent les hommes, les femmes qui passent, et la beauté est un critère marquant, comme la richesse pour d'autres. Est-ce le fait d'une île ? La peur de l'atavisme qui évolue comme un incendie sous le vent ? La peur des tares ? La beauté est nouvelle, l'expression de gènes inconnus ; elle est santé, force, plaisir. Elle est convoitise, elle est le luxe et l'injuste. Aimer plus beau que soi et tenir serré cet amour ; être une femme puissante.
Certaines vieilles dames en Corse demeurent des petites filles curieuses, du sexe et de la mort. Après elles le déluge.