Ligne de crête, par Jean-Pierre Lovichi, ou comment trancher dans l'épaisseur du néant.
Je marche sur le sol rocailleux depuis cinq minutes, déjà essoufflé, les muscles endoloris, en sueur. Le sol est non seulement rocailleux mais surtout vicieux, constitué de milliers de morceaux de rochers couleur ocre qu’un géant aurait décidé de piler et d’abandonner là et dont l’essence serait de se dérober sous mon pas sans doute trop lourd. Peut-être le géant est-il d’ailleurs encore quelque part dans les hauteurs qui me surplombent ? La pente est rude, je glisse et me suis déjà arraché à plusieurs reprises la peau des pieds, nus dans des tongs usées et menaçant de ne pas survivre au traitement.
L’air est palpable. L’effet de la chaleur. Il est sans doute trop tard pour aborder ce chemin. Plus de midi.
Mon pied glisse à nouveau, manque d’attention, d’expérience, la faute aussi aux gouttes de sueur passées comme autant de clandestins à travers les poils de mes sourcils, pourtant aussi épais et broussailleux que la végétation alentour. Elles m’obligent, si ce n’est à fermer les yeux, du moins à les plisser. Cette fois je tombe, me relève, la main coupée par l’arête aiguë d’une pierre. Je saigne. Il y a longtemps que je n’ai pas vu couler mon sang. Il est rouge vif et sa couleur me surprend. M’attendais-je donc à le voir suinter, grisâtre, comme du pus ?
Mes yeux se portent à quelques mètres au-dessus de moi, à l’endroit où se trouve, enfin accessible, le chemin tracé à flanc de montagne. Il doit me conduire jusqu’à Capo. C’est ce que m’a dit un voisin au moment de notre emménagement, il y a deux semaines. Je lui avais répondu que je n’aimais pas la marche, en fait rien de ce qui me fatigue, me blesse, m’éprouve ou m’expose. Il m’avait dit : « Le pire, c’est la montée. Après, c’est facile. Et magnifique ». Comme si la beauté justifiait la souffrance. Ils font chier ces judéo-chrétiens !
Et pourtant je suis là. Pourquoi ? Pourquoi pas, finalement. Ce n’est pas le lieu qui importe, mais la façon dont on l’habite et je n’ai jamais été aussi présent à un endroit qu’à cet instant.
Plus qu’une vingtaine de mètres à faire.
Je ne sais pas ce qui m’a tiré de mon sommeil si tôt, onze heures du matin, un dimanche. Rien ne bougeait dans la maison. Amandine dormait. Normal. Amandine me tournait le dos à l’autre bout de notre grand lit. Classique. Sa respiration lente et régulière. Il faisait noir. Les rideaux roulants descendus jusqu’au bout ne laissaient rien filtrer de la lumière du jour.
Nous avons eu le bon goût de ne pas faire d’enfants. Notre couple vit donc à son rythme, mais ne se porte pas pour autant mieux après dix ans de vie en commun. Notre union n’a enfanté que l’achat d’un appartement dans un immeuble truffé de défauts de construction, au sein d’une résidence haut standing.
À quand la dernière étreinte ? La dernière caresse ? Le dernier baiser non biaisé ? La dernière preuve d’un amour-souvenir ?
Peut-être dans le soin mis à ne pas la réveiller.
Je me suis levé, avec précaution, sans faire de bruit, et me suis dirigé à travers le couloir vers la salle à manger, également plongée dans le noir. J’ai appuyé sur le bouton pour relever les stores mécaniques dans un bruit métallique d’engrenages fatigués. J’ai écouté pour voir si Amandine émergeait mais non, elle a le sommeil lourd, celui de ceux qui en bavent. Elle, peut-être, aurait su trouver les mots… Comme d’habitude.
Peu à peu, à travers chacun des petits trous qui apparaissaient puis, au fur et à mesure que le rideau remontait, la lumière du jour pénétrait dans la pièce encore en désordre du dîner de la veille avec des collègues qui ne deviendront pas des amis ; avec elle, une légère brise qui n’allait pas tarder à s’essouffler.
Il fait beau, comme d’habitude. Le ciel est dégagé, bleu dur, comme métallisé avec juste un peu de brume au-dessus de la mer, à l’endroit où l’un et l’autre devraient se rejoindre, sur la ligne d’horizon cassée par les immeubles devant ma terrasse. Un peu à l’image de mes pensées au réveil. Comme j’aimerais avoir les idées aussi nettes que cette ligne de crête qui se découpe maintenant loin au-dessus de moi. Rasoir d’Ockham effilé, il appelle à l’économie. Les hypothèses ne sont pas si nombreuses. Être ou ne pas être.
Une belle journée pour…
Ainsi donc c’est ça l’été ici… L’été… Mon premier été en Corse.
Saison du défouloir, de la liberté, de la fringale, de la folie. Ordre est donné de se lâcher, de tromper sa femme, son mec, d’enchaîner les conquêtes, de se ramasser des hommes et des femmes, parfois les deux en même temps, comme on saisit le sable pour ensuite le laisser s’écouler de son poing fermé. Et recommencer. Accumuler et consommer. Les plages, la mer, le soleil. Sea, sex and sun. Un tube indémodable. Le vingt et un juin est un appel bien plus efficace que celui du dix-huit.
Ordre est donné d’être beau, bronzé, bronzé donc beau.
Je n’ai pas envie de m’exécuter, ou alors pas comme ils l’entendent. Exécuter, se plier, se conformer. L’histoire de ma vie.
Je sens la brûlure sur ma peau exposée au soleil sous un débardeur bien trop large et qui ne met en valeur que mon absence de formes, de muscles bien dessinés, d’épaules fortes. Je ne ressemble à rien de ce que j’ai pu un jour espéré devenir. Je sens mon crâne chauffer, je n’ai pas pris de chapeau, de casquette, de foulard. Je suis parti ainsi, sans fusil ni fleurs. Juste partir. Prendre le chemin.
Je marche maintenant plus facilement. La vue est imprenable. Ou alors il faudra aux promoteurs immobiliers beaucoup plus d’entregents qu’aujourd’hui, moins encore de scrupules. Mais il ne faut jamais injurier l’avenir. Et pour la première fois, la lucidité impose peut-être de penser que le pire est à venir. Alors à bien y réfléchir, imprenable a quelque chose de définitif qui le prive de toute relation au monde. Il y a aussi ces roches fendues, fracturées, amoncelées les unes sur les autres, taillées par le vent et la pluie où l’imagination sculpte des formes dans le chaos. Besoin d’ordre.
Pas moi. Non, c’est bien de désordre que je rêve aujourd’hui. Ni de beauté, ni de plaisir. Ni de sécurité, ni de précaution. Ne plus obéir à rien, ni à personne. Connaître la souffrance, la faim et la soif. Me rendre malade. Mais d’une maladie presque saine au regard des maux que j’endure pour rester dans la norme.
Ma tong droite vient de céder. Je dois finir pieds nus. Je suis parti sans rien, ni téléphone, ni papiers d’identité. J’ai marché trop longtemps pour faire demi-tour. Je n’ai aucune idée du temps qu’il me reste à parcourir. Je croise des coureurs, des marcheurs. Ils me regardent. Je pourrais leur demander si le but est encore loin mais je n’ai pas envie de savoir. Sans doute me jugent-ils inconscient. Sans doute ont-ils raison. Sans doute est-ce ainsi que je me jugerais si je devais un jour un me croiser dans cet état. C’est d’ailleurs ainsi qu’une partie de moi-même me juge tandis que l’autre se dit que l’inconscience serait de continuer à vivre comme jusqu’à aujourd’hui
Comme ma tong, j’aimerais y laisser la peau, perdre le sens qui m’a été donné. Me déprogrammer de tout. J’ai envie de monter là-haut. Tout là-haut. Sortir même de ce chemin. Me retrouver sur cette ligne de crête. Et pouvoir enfin tout trancher.