Une vie de zombie, atone, où ne perce que la musique des Stones. En gris et rouge et black.
illustration Michael Gibbs
Je ne savais pas vraiment depuis combien de temps j’étais enfermé dans cet appartement. Ce devait être le mien car les lieux m’étaient plutôt familiers, mais souvent je ne retrouvais pas certaines choses, je me trompais de portes. La seule certitude était que je devais rester ici, sans sortir. Un homme en blouse blanche, peut être un médecin ou un infirmier, l’avait dit. Je devais être malade, sans doute contagieux, et sortir présentait certainement un risque pour moi et les autres, ou bien j’étais blessé et convalescent. Mais ça n’avait pas vraiment d’importance pour moi, j’étais là et je traînais dans un vieux survêtement difforme, qui datait de ma jeunesse et que j’avais retrouvé dans un coin de placard. J’errais entre la chambre, le canapé du salon, et la cuisine pour manger. Bien qu’il me semblât que cette dernière activité ne fut pas si régulière.
Sur la table de la cuisine gisaient quelques pommes ratatinées, un morceau de pain sec et un pot de confiture de figue à moitié fini.
La faim ne présentait pas un problème, ni la soif apparemment, ni les autres besoins. Dès que l’un ou l’autre se faisait ressentir, le temps de penser à l’assouvir et il disparaissait comme il était venu. Un drôle d’état qui devait être à l’origine de la baisse d’activité de mon métabolisme. Quant aux activités intellectuelles, hormis la lecture d’un Murturiu dont je n’arrivais plus à sonner le glas, reprenant sans cesse les mêmes chapitres, et l’écoute de l’album Aftermath des Stones qui tournait en boucle, plus rien ne captivait mon intention ou n’éveillait ma curiosité. En fait, je n’avais même plus de pensées ou de réflexion sur un quelconque sujet. La télévision ne fonctionnait pas et je ne possédais aucune radio. De ce point de vue, je me trouvais à l’écart du monde. Personne ne me rendait visite. J’étais devenu une sorte de zombie, mais ça ne me gênait pas. Le temps s’écoulait lentement, au goutte-à-goutte, avec un arrière-goût d’éternité qui n’était pas pour me déplaire. Sur le mur du salon, on avait accroché une grande photo d’un village ; il possédait cinq ou six hameaux, il était baigné par une lumière douce, allongé paresseusement sur la crête d’une montagne, bien protégé par une forêt de châtaigniers au feuillage rougissant, sous un ciel bleu cobalt parsemé de cumulus il paraissait somnoler. Je l’observais plusieurs fois longuement, il m’avait l’air connu et faisait remonter fugacement d’anciennes odeurs de foin coupé et d’herbes brûlées. Mais sans plus. Juste quelques souvenirs qui s’échappaient par les fissures d’un endroit inaccessible de mon esprit. De l’extérieur me parvenaient des bruits, une sorte de souffle régulier, une machine à vapeur ou un soufflet de forge et le bip bip régulier d’un système de surveillance ou d’alarme pour le moins agaçant. Je pensais être logé au-dessus d’un pressing. Heureusement, les chansons des Stones couvraient ce raffut répétitif qui ne s’arrêtait jamais. Merci à Mike et ses potes, et surtout à leur chanson qui passait plus souvent que les autres et parfois en boucle, Paint It Black. Le salon possédait une grande fenêtre qui donnait sur la rue, un mur crasseux et un trottoir sombre sur lequel s’élevait une cabine téléphonique. Une cabine à l’Anglaise, rouge sale, avec ses petits carreaux tagués. Je vivais donc sans doute à Londres. Ou bien quelque part dans une petite ville oubliée d’Angleterre si j’en jugeais par le brouillard et le fin crachin qui ne cessaient jamais de tomber, obstruant mon horizon, et donnaient au ciel une couleur laiteuse. La rue semblait toujours vide, nul vrombissement ou klaxon de voitures, aucune voix de passants, pas même un cri d’animal. C’était sans doute une voie sans issue, une voie sans importance, où jamais rien ne se passait. Les seuls signes d’activités étaient ce souffle régulier et ce bip bip lancinant.
La première fois que je l’aperçus par la fenêtre, ma surprise fut grande. Elle se tenait, debout à côté de la cabine téléphonique, dans un halo nébuleux. Habillée de noir, portant des lunettes de soleil, accessoire absurde, elle tenait un parapluie dans la main droite. À ses pieds un chat, assis. Tous deux regardaient, me semblait-il, dans ma direction. Je restais à l’observer, tentant de reconnaître quelqu’un, sans vraiment y arriver. Mais la sensation de sa présence était plus forte que tout et suffisait à me scotcher devant la vitre. Après un moment, le brouillard avait perdu de sa blancheur. Je n’avais jamais remarqué ce phénomène. Sans doute, la nuit était tombée et les lumières de la ville donnaient au ciel ce ton jaunâtre. Un jour et une nuit perceptible, enfin. Je sortis de cette pensée pour m’apercevoir que la silhouette noire avait disparu. Je retournai alors vers la chambre et m’allongeai, attendant un sommeil qui ne voulait pas venir. Je ne ressentais pas de fatigue, mais je restais lié à ce rituel, dans la pénombre de la pièce.
Plus tard, je passai par la cuisine, je pris une des clémentines brillantes dans ma main. Son parfum lointain me fit penser à l’hiver. Je me retournai vers le poster du salon qui montrait toujours un port sous la neige et une église à deux clochers qui se détachait sur un ciel gris.
Je me rendais régulièrement à la fenêtre, la femme en noire était souvent là, toujours avec son parapluie, ses lunettes de soleil et le chat à ses pieds. Puis elle disparaissait. Et puis elle revenait. À force, je pus percevoir certains détails. Elle avait la peau blanche et de longues mèches bouclées encadraient son visage mince. Son corps long et maigre semblait fragile. Elle regardait vers moi. Une fois, je tentai un salut de la main, mais elle n’eût aucune réaction. J’en déduisis qu’elle ne pouvait pas me voir derrière la vitre. J'essayai d’ouvrir la fenêtre, mais elle ne disposait d’aucune poignée ou système d’ouverture. J’abandonnai et retournai à la lecture de mon livre sur le canapé. Je connaissais le nom de l’auteur, je connaissais le nom du chanteur des Rolling Stones, mais c‘était les deux seuls noms dont j’avais le souvenir. J’essayais en vain de me rappeler du mien. Étrange prise de conscience que l’on peut être et vivre sans se nommer. Mais très vite j’abandonnai cette idée où je l’avais trouvée et me replongeai dans le roman. Bercé par Paint It Black. Une autre fois alors que j’observais cette mystérieuse femme sur le trottoir, le chat fit un bond vers la route et disparut de mon champ de vision. C’était bien la première fois qu’il arrivait quelque chose depuis que sa présence s’était incrustée dans mon quotidien. Pourquoi avait-il agit ainsi ? Avait-il eu peur ? Mais de quoi ? Ne pouvant trouver de réponses ou n’en ayant pas la capacité, j’arpentai l’appartement, passant devant le poster de la grande plage de sable blanc et des trois enfants qui jouaient devant la mer bleue, sous un soleil éblouissant.
Je m’arrêtai devant le bol de fraises rouges et charnues. L’été était là sans doute.
Je me dirigeai vers la porte d’entrée, elle n’avait pas de poignée non plus, comme la fenêtre du salon et toutes les autres de l’endroit où je me trouvais. Et je ressentais à présent une grande lassitude. Je ne savais pas d’où elle venait. Ce n’était pas une fatigue…. Comme la lame d’un couteau tellement usée qu’elle ne pourrait plus supporter le dernier passage de la pierre à aiguiser sur son fil. J’allai à la fenêtre, la femme était toujours debout, le parapluie à la main, mais le chat n’était pas revenu. Alors je la vis fermer son parapluie et se diriger vers la cabine. Ma lassitude s’accentua et j’eus du mal à respirer. Elle entra dans la cabine et je la vis décrocher le combiné. Soudain, j’eus un flash, je me retournai et courus prendre le téléphone. Je revins à la fenêtre. J’avais de plus en plus de mal à respirer. Je sentis une chaleur sur ma main, une caresse sur ma joue et une voix que je reconnus. Elle me disait qu’elle m’aimait, qu’il fallait que je lui pardonne, et puis adieu. Je tentais de répondre, de lui dire que j’étais là qu’elle ne devait pas partir. Je n'arrivais quasiment plus à respirer maintenant. La femme quitta la cabine et jeta un dernier regard noyé de larmes vers la fenêtre avant de disparaître. Un brouillard sombre envahit alors la rue, masquant rapidement les quelques éléments du réel que je pouvais encore percevoir. La musique s’était tue et le soufflet de forge avait cessé de fonctionner. Seul le bip bip continuait, s’étirant à l'infini. Je sentis une onde engourdissante remonter le long de mon bras. Atteignant ma poitrine, elle bloqua ma respiration et arrêta mon coeur.
Le silence peignit tout en noir.