C'est un extrait de roman encore inachevé. Où Dominique Giudicelli s'interroge sur les entrailles de l'écriture. Il y a des démons de chair putréfiée, des fantasmes peuplant les rues, et des angoisses de phrases à naître, comme souvent chez cette auteure.
Je m’installai chez ma grand-mère. La maison était restée inhabitée depuis sa mort. En tournant la grosse clé dans la serrure, j’effarouchais des fantômes qui bruirent et fondirent dans la lumière. Je les retrouvai empêtrés dans les toiles d'araignées qui garnissaient les angles, ou couvraient les photos de famille pendues, gravement, aux murs de plâtre bleus. Mon arrière-grand-mère, Zia Madalena, ténébreuse et sévère sous son foulard noir ; Carlu Finucci, son époux, altier, conscient de sa beauté de jeune caporal ; Stella-Maria, ma grand-mère, en mariée, les lèvres pincées et le regard froid en ce jour de misère ; son frère cadet, Jean-Toussaint, blond, grêle, la bouche trop grande, pieds nus dans des godillots sans lacets. J'étais heureuse de les savoir là, de retour chez eux. L'idée que leurs corps gisaient dans la glaise du cimetière de Pantin me faisait mal. L'humidité dans laquelle j'imaginais qu'ils s'étaient décomposés en un tas grouillant de vers gras me paraissait un outrage. Leur chair sèche, brûlée au soleil de notre île aurait dû s'effriter dans la terre recuite des montagnes. J’aurais voulu pour eux l'incandescence d'une crémation, et la dispersion de leurs cendre dans le vent des cimes où elles seraient venus fertiliser les pâtures de leurs bêtes.
Je passai les deux premiers jours à nettoyer, butant à chaque coup de balai sur un éclat de rire, une odeur de café moulu, des chansons grésillées dans le poste de radio, un cri de berger dans la montagne, une cavalcade d’animaux… Je lisais. Passionnément. Modiano, Duras, Quignard ; des livres sur l’indicible. Du moins était-ce ce que j’y lisais. Le silence, l’au-delà de la parole ; la matière filante de la mémoire, le frémissement des mots comme un mirage à l’horizon. Je rêvais, toute éveillée, assise sur le seuil de la maison, me laissant dissoudre par le soleil à l’aplomb. Bombardée de lumière et de souvenirs. C’était déjà l’été. J’écrivais, beaucoup, des contes bizarres où des chèvres brunes, aux cornes entortillées de branches et de lianes fleuries, tendent leurs pis tièdes à des bouches d’acier ; où des enfants-sirènes reprennent vie sous le souffle d’un rorqual expirant ; où un vieil ange déplumé gronde un enfant pour avoir joué avec la montre du temps. Je les accueillais avec reconnaissance, comme le signe d’une fécondité dont mon roman en friche me faisait douter
Car de Camille et Mano, point. Malgré mes efforts pour poursuivre l’écriture de leur histoire, ils échappaient à ma pensée. Je compensais la distance par des artefacts, des phrases toutes faites, des citations, des bouts de textes déja écrits que je tâchais de leur mettre en bouche. Le résultat était détestable ; désespérant. J’étais lasse de cet échec, et de ce désir qui absurdement ne voulait pas céder. Je ne parvenais ni à renoncer ni à poursuivre.
Je dormais d’un sommeil mauvais dont je m’éveillais épuisée et hagarde, pour replonger dans la même torpeur maladive. Une fois pourtant, je me levai en pleine nuit pour écrire un poème, surgi tout en pied, et que je notai mécaniquement, comme sous la dictée :
Pâle cavalier, plus pâle que la page blanche, j'ai fini de tisser les étoiles, elles nous feront un ciel de lit pour cette nuit que vous désirez nôtre. Je laisse couler l'encre bleue de mes veines, et à grand coup de peau vous en barbouillez la chaux des murs, dessinant la carte inconnue de l'univers. Vos éperons en creusent les contours, déchirant mes chairs pour ajouter du rouge à notre oeuvre. Le feu s'est éteint, la grotte sent la sueur et le souffle de votre fureur. Nous ne sommes pas seuls. Un peuple cornu a pris naissance dans l'univers et se dresse, gigantesque et charbonneux, pour nous voir mêler vos humeurs et mon sang. Pâle cavalier, plus blafard que ma page, voici votre désir accompli : nous ne formons plus qu'un, superposés comme des ombres, dans ce récit obscur où luisent à peine quelques braises mourantes.
Puis de nouveau, la dérive... Je gisais dans mon lit moite, incapable d’un mouvement plus complexe que de me retourner de l’autre côté. J’étais visitée par des inconnus autant que par mes spectres familiers. J’avais toujours vécu avec les fantômes, depuis l’enfance, et en un sens, je n’avais jamais rien fait d’autre que de désirer les ramener à la vie. Ils surgissaient du fin fond de cet arrière-monde qui n’est ni celui des souvenirs ni celui de la mort, peut-être même pas celui des rêves, et où nous tous, les vivants comme les morts, les humains comme les créations de l’esprit, nous vivons infiniment d’une vie immatérielle, dans le bouillonnement d’un éternel présent. Ils fusaient, imprévisibles, avec l'illogisme de leur nature. Je savais qu'ils étaient doués d'autonomie, mais dépendants de ma capacité à les voir et à croire à leur existence. Leur libre arbitre, affranchi de la réalité, dépendait néanmoins de ma présence aux frontières de leur monde. Parmi mes visiteurs réguliers cet été-là, ma grand-mère, avec à la main sa natte coupée de jeune mariée. Pour la énième fois, elle me raconte comment elle a tenu tête à son mari en s’achetant du rouge à lèvres. Elle en rit, et son rire fait se dresser autour d’elle un Paris d’avant-guerre, populaire et industrieux, aux pavés sonores que mon grand-père arpente de son pas de facteur ; dans sa sacoche, des tracts de la Résistance. Son frère, cheminot, jette discrètement l’éclisse qu’il vient de dévisser. Les rues grouillent d’une foule bruyante. Des hommes en pantalons larges et vestes cintrées, le mégot à la bouche et la casquette sur la tête, se retournent en sifflant sur des jeunes filles qui, le menton haut et le regard traînant, passent en claquant des semelles. D’autres hommes sur fond rouge, des yeux d’escarboucles, des joues mangées de barbe. Des gueules de truands ou de héros. Et puis, des cadavres en pyjama rayé, et des hommes hébétés, noirs d’ecchymoses et de sang séché. Des soldats allemands déambulent. Sur leur passage, de beaux maffiosi aux cheveux gominés et aux lèvres peintes soulèvent leurs borsalinos.
Je m’éveillais chaque fois, hébétée, avec la sensation de ne pas capter un message insistant. Pourquoi tous ces fantômes de la deuxième guerre mondiale ? J’avais grandi bercée par les récits de cette période, ses héros peuplaient mon panthéon et ses monstres mes cauchemars ; mais que voulaient-ils de moi ? Venaient-ils simplement dans le sillage de mes grands-parents ? Ou avaient-ils une autre raison de hanter mon sommeil ?
Et puis une nuit, sous une porte cochère, je vis deux amants s’enlacer, pleins de désir, tandis qu’à la table d’un bistrot Duras écrivait… L’amant se tourna vers moi et me regarda bien en face, d’un air narquois : « Alors, on parle de nous? » La jeune femme, une brune sensuelle, le tira par l’épaule : « Mano ? A qui parles-tu ? »
Je me dressai d'un coup, puis retombai sur ma couche, sidérée. Mais cette fois-ce je ne replongeai pas dans la torpeur. J’avais reçu un message, très clair. Je m’étais égarée. Grisée par mon imagination, j’avais accordé mon oreille aux fréquences de mes propres émotions, et j’étais restée sourde aux avertissements des êtres que j’avais invoqués en entreprenant d‘écrire leurs amours. Je m’étais autorisée à parler d’une histoire et d’une intimité qu’aucun d’eux ne m’avaient confiées. Mano et Camille m’avaient attirée de toute la force de leur volonté dans l’arrière-monde, ils s’étaient présentés à moi pour que je les reconnusse et que j’entendisse enfin ce qu’ils voulaient me dire : je devais leur laisser la parole. Leur histoire ne m’appartenait pas. Je ne pouvais en être que le scribe ; pas l’auteur.
Je ravalai ma honte.
Me ressaisis.
Repris l’avion pour Paris.
Dominique Giudicelli
illustration : Paris at night, Arturo Souto, 1930.
[/justify]
Dernière édition par Dominique Giudicelli le Mar 13 Jan - 21:40, édité 2 fois