Il s'agit d'un texte hommage écrit par une spectatrice quelques jours après la représentation ajaccienne de Indomita donna (texte bilingue de Rinatu Coti et mise en scène de Saveriu Valentini).
8 mars 2014. Je me gare dans une ruelle au dessus de la gare. Je vais rendre visite à une amie, cours Napoléon, une amie malade qui s’accroche à la vie. La radio vient d’annoncer que ce jour est le jour de la femme. Je souris au fond de moi. J'aimerais tant. En sortant de ma voiture, je mets le pied sur une affichette. Je vois deux masques, mais je n’y prête pas plus d'attention. A mon retour, ces deux masques sont encore là, à terre, et me fixent de leur regard vide, inquiétant. Je ramasse ce papier. Il annonce un spectacle de théâtre. Je ne comprends pas bien le titre, mais je lis dessous...La femme indomptable. Je commence à croire à cette fameuse journée annoncée. Je tourne la page. A l’arrière, un petit texte parle du pouvoir du théâtre à éclairer la vie...mettre de la chair là où il n’y a plus que cendre et poussière…mettre de l'humanité, là où plus rien ne semble possible...Ces mots me font du bien, m'intriguent, me touchent, me réconfortent. J'étais loin de penser que l’humanité à laquelle j'aspirais à ce moment même, je devais la trouver ce soir dans le chaos d'un camp d'extermination : Auschwitz Birkenau.
Plus jamais quand j'entendrai Danielle Casanova je ne penserai au bateau.
C'est une musique immense qui déchire l'obscurité. Je reconnais le Dies irae de Mozart. Je ne m’attendais pas à ça. Tant mieux, ça fait du bien. Mais ce moment de pure civilisation ne dure pas. La musique s’effrite, se disloque, des sons métalliques grincent, frappent jusqu'à le détruire. Des corps de femmes apparaissent dans la pénombre, s'agitent, fuient désespérément, s’entrechoquent, se disloquent dans ce chaos de sons et de cris incompréhensibles. Au bout de ce tourbillon insoutenable, il reste un corps torturé, essoufflé, meurtri, désemparé, prisonnier de ce bruit insupportable qui, enfin, s’arrête. Là seulement, arrivent les premiers mots. Ils témoignent des arrestations massives, des familles entières de juifs, d'enfants, de vieillards...ces mots tombent sans haine, sans révolte, presque dérisoires. Cela n'est pas nécessaire, car la violence de ces actes vient de se dérouler sous mes yeux ; je viens de la vivre, j'en suis témoin. J'ai du mal à reprendre mon souffle en même temps que l'actrice. Une lumière glauque éclaire légèrement les alentours...c'est Birkenau camp de femmes à quatre kilomètres d’Auschwitz. J’essaie de fuir ce que je vois. Je suis transportée, définitivement prisonnière de ce spectacle et je le resterai jusqu'au bout.
Je n'aime pas le théâtre, je m'y suis toujours ennuyée, mais ce théâtre-là n'est pas académique. Il ne supporte aucune affiliation, il est en porte-à-faux, transgresse les règles de la représentation, semble refuser tout code antérieur. On est dans l’essence de la modernité, de la performance artistique, et à la fois, aux origines même du théâtre. Sa force, c'est sa dimension poétique exceptionnelle et un langage théâtral à trois niveaux :
Le texte, bien sûr, bilingue, profondément poétique, résolument tourné vers la vie, sans cris, sans indignation, sans révolte facile. C'est un hymne à la vie, une réflexion profonde sur l'humanité, sur le comment d'un tel désastre, comment la civilisation a pu sombrer dans ce gouffre sans fond, jusqu’à la cendre humaine. Cela dépasse l'image de l’héroïne résistante que l'on connaît et la grandit encore plus.
L'autre langage est chorégraphique, soutenu par une partition musicale surprenante, puissante. Cela donne des scènes d'une intensité exceptionnelle comme cette scène de travail surhumain, douloureux, absurde, autour d'une machine qui ne l'est pas moins. Il se dégage de ces corps épuisés, désemparés, en souffrance, toute l’horreur physique et insoutenable de la vie des camps. A ce stade de création, il n'y a plus de barrière linguistique. J'ai l’impression que je comprends tout. Je comprends le corse. On passe d'une langue à l'autre, je ne m'en aperçois plus. Puis arrive la danse de l'eau, après la scène odieuse d'un bouffon nazi annonçant son programme macabre avec la complicité du public. Ce désir énorme, ce besoin indescriptible de purification des corps et des âmes me fait du bien. Je l’attendais. Toute la salle l'attendait. Cet instant est poignant, profondément lyrique et odieux à la fois, car l'air de « e lucevan le stelle » de la Tosca, qui sublime cet instant, n'est autre que l'air préféré de l'innommable docteur fou d’Auschwitz : Le docteur Mengele. Je comprends à ce moment les mots de l'affichette qui parlait de dépouillement scénique où il ne reste plus à l'acteur que son corps, pour redonner la vie.
Le troisième langage de ce spectacle s'adresse à l'inconscient, à tout ce qui échappe à la raison. Il est allégorique, onirique. Cela donne des scènes déchirantes qui me troublent profondément, me nouent la gorge. La scène des bois, la scène des masques; la scène finale. Ces moments font appel à l'éternité, à ma mémoire oubliée, à mon inconscient. Je ne me maîtrise plus. Je suis perdue. On vit avec les morts, au milieu des morts. Le quotidien horrible des camps d'extermination. Je suis plongée dans ce monde mystérieux des âmes, à la lisière des vivants et des morts. On les entend parler. Je ne sais plus de quel côté je suis. Je sens ce sentiment envahir mes voisins. Je suis sûre que chacun y reconnaît les siens. J'essaie de retenir l'émotion qui me submerge, je ne peux pas. J'aurai le temps de me ressaisir, de me maquiller, de me déguiser pour une sortie honorable de spectateur digne, alors, je me laisse aller.
C'est dans cet état que la lumière crue de la salle me saisit, nous saisit, brutalement, sans salamalecs de fin de spectacle. Vraiment, jusqu’au bout, ce spectacle ne négligera rien. Je suis dans un état indescriptible. Malgré tout ça, j'aurais voulu que ça continue, rester dans cette douceur, écouter le Dies irae de Mozart renaître, écouter la vie. Ce spectacle est apaisant. J'évite le regard de mes voisins, eux aussi. Les applaudissements ne viennent pas. Ce spectacle a besoin de respect, même si ce n'est que du théâtre. On a du mal à s'extirper de ce lieu.
Comment un monologue d'une heure vingt peut-il être aussi fort, aussi vivant, aussi court ? Comment un tel désastre humain peut-il nous faire croire encore à la vie à ce point. Ce spectacle ne souffre aucune comparaison. Il peut se confronter à toutes les créations du moment. Il a sa place à Epidaure, à Avignon, à Edimbourg. C’est un vrai événement culturel. Une création aussi forte, aussi dense, aussi riche, ne peut pas passer inaperçue.
Je m’aperçois aujourd’hui que j'aime le théâtre. Je n’ai trouvé mes mots pour en parler que trois jours après. Voila, c'est fait.
Je pourrais en parler pendant des heures. J’avais besoin de le dire, de vous le faire savoir, non pas pour vous féliciter, ce serait dérisoire, inconséquent, mais pour vous dire merci.
Merci de donner de l’espoir à l'humain
Merci pour ce moment de bonheur
Ce moment de vie
La vie,
Cette chose si belle
Si fragile
Maria Chjara Bertonchini
8 mars 2014. Je me gare dans une ruelle au dessus de la gare. Je vais rendre visite à une amie, cours Napoléon, une amie malade qui s’accroche à la vie. La radio vient d’annoncer que ce jour est le jour de la femme. Je souris au fond de moi. J'aimerais tant. En sortant de ma voiture, je mets le pied sur une affichette. Je vois deux masques, mais je n’y prête pas plus d'attention. A mon retour, ces deux masques sont encore là, à terre, et me fixent de leur regard vide, inquiétant. Je ramasse ce papier. Il annonce un spectacle de théâtre. Je ne comprends pas bien le titre, mais je lis dessous...La femme indomptable. Je commence à croire à cette fameuse journée annoncée. Je tourne la page. A l’arrière, un petit texte parle du pouvoir du théâtre à éclairer la vie...mettre de la chair là où il n’y a plus que cendre et poussière…mettre de l'humanité, là où plus rien ne semble possible...Ces mots me font du bien, m'intriguent, me touchent, me réconfortent. J'étais loin de penser que l’humanité à laquelle j'aspirais à ce moment même, je devais la trouver ce soir dans le chaos d'un camp d'extermination : Auschwitz Birkenau.
Plus jamais quand j'entendrai Danielle Casanova je ne penserai au bateau.
C'est une musique immense qui déchire l'obscurité. Je reconnais le Dies irae de Mozart. Je ne m’attendais pas à ça. Tant mieux, ça fait du bien. Mais ce moment de pure civilisation ne dure pas. La musique s’effrite, se disloque, des sons métalliques grincent, frappent jusqu'à le détruire. Des corps de femmes apparaissent dans la pénombre, s'agitent, fuient désespérément, s’entrechoquent, se disloquent dans ce chaos de sons et de cris incompréhensibles. Au bout de ce tourbillon insoutenable, il reste un corps torturé, essoufflé, meurtri, désemparé, prisonnier de ce bruit insupportable qui, enfin, s’arrête. Là seulement, arrivent les premiers mots. Ils témoignent des arrestations massives, des familles entières de juifs, d'enfants, de vieillards...ces mots tombent sans haine, sans révolte, presque dérisoires. Cela n'est pas nécessaire, car la violence de ces actes vient de se dérouler sous mes yeux ; je viens de la vivre, j'en suis témoin. J'ai du mal à reprendre mon souffle en même temps que l'actrice. Une lumière glauque éclaire légèrement les alentours...c'est Birkenau camp de femmes à quatre kilomètres d’Auschwitz. J’essaie de fuir ce que je vois. Je suis transportée, définitivement prisonnière de ce spectacle et je le resterai jusqu'au bout.
Je n'aime pas le théâtre, je m'y suis toujours ennuyée, mais ce théâtre-là n'est pas académique. Il ne supporte aucune affiliation, il est en porte-à-faux, transgresse les règles de la représentation, semble refuser tout code antérieur. On est dans l’essence de la modernité, de la performance artistique, et à la fois, aux origines même du théâtre. Sa force, c'est sa dimension poétique exceptionnelle et un langage théâtral à trois niveaux :
Le texte, bien sûr, bilingue, profondément poétique, résolument tourné vers la vie, sans cris, sans indignation, sans révolte facile. C'est un hymne à la vie, une réflexion profonde sur l'humanité, sur le comment d'un tel désastre, comment la civilisation a pu sombrer dans ce gouffre sans fond, jusqu’à la cendre humaine. Cela dépasse l'image de l’héroïne résistante que l'on connaît et la grandit encore plus.
L'autre langage est chorégraphique, soutenu par une partition musicale surprenante, puissante. Cela donne des scènes d'une intensité exceptionnelle comme cette scène de travail surhumain, douloureux, absurde, autour d'une machine qui ne l'est pas moins. Il se dégage de ces corps épuisés, désemparés, en souffrance, toute l’horreur physique et insoutenable de la vie des camps. A ce stade de création, il n'y a plus de barrière linguistique. J'ai l’impression que je comprends tout. Je comprends le corse. On passe d'une langue à l'autre, je ne m'en aperçois plus. Puis arrive la danse de l'eau, après la scène odieuse d'un bouffon nazi annonçant son programme macabre avec la complicité du public. Ce désir énorme, ce besoin indescriptible de purification des corps et des âmes me fait du bien. Je l’attendais. Toute la salle l'attendait. Cet instant est poignant, profondément lyrique et odieux à la fois, car l'air de « e lucevan le stelle » de la Tosca, qui sublime cet instant, n'est autre que l'air préféré de l'innommable docteur fou d’Auschwitz : Le docteur Mengele. Je comprends à ce moment les mots de l'affichette qui parlait de dépouillement scénique où il ne reste plus à l'acteur que son corps, pour redonner la vie.
Le troisième langage de ce spectacle s'adresse à l'inconscient, à tout ce qui échappe à la raison. Il est allégorique, onirique. Cela donne des scènes déchirantes qui me troublent profondément, me nouent la gorge. La scène des bois, la scène des masques; la scène finale. Ces moments font appel à l'éternité, à ma mémoire oubliée, à mon inconscient. Je ne me maîtrise plus. Je suis perdue. On vit avec les morts, au milieu des morts. Le quotidien horrible des camps d'extermination. Je suis plongée dans ce monde mystérieux des âmes, à la lisière des vivants et des morts. On les entend parler. Je ne sais plus de quel côté je suis. Je sens ce sentiment envahir mes voisins. Je suis sûre que chacun y reconnaît les siens. J'essaie de retenir l'émotion qui me submerge, je ne peux pas. J'aurai le temps de me ressaisir, de me maquiller, de me déguiser pour une sortie honorable de spectateur digne, alors, je me laisse aller.
C'est dans cet état que la lumière crue de la salle me saisit, nous saisit, brutalement, sans salamalecs de fin de spectacle. Vraiment, jusqu’au bout, ce spectacle ne négligera rien. Je suis dans un état indescriptible. Malgré tout ça, j'aurais voulu que ça continue, rester dans cette douceur, écouter le Dies irae de Mozart renaître, écouter la vie. Ce spectacle est apaisant. J'évite le regard de mes voisins, eux aussi. Les applaudissements ne viennent pas. Ce spectacle a besoin de respect, même si ce n'est que du théâtre. On a du mal à s'extirper de ce lieu.
Comment un monologue d'une heure vingt peut-il être aussi fort, aussi vivant, aussi court ? Comment un tel désastre humain peut-il nous faire croire encore à la vie à ce point. Ce spectacle ne souffre aucune comparaison. Il peut se confronter à toutes les créations du moment. Il a sa place à Epidaure, à Avignon, à Edimbourg. C’est un vrai événement culturel. Une création aussi forte, aussi dense, aussi riche, ne peut pas passer inaperçue.
Je m’aperçois aujourd’hui que j'aime le théâtre. Je n’ai trouvé mes mots pour en parler que trois jours après. Voila, c'est fait.
Je pourrais en parler pendant des heures. J’avais besoin de le dire, de vous le faire savoir, non pas pour vous féliciter, ce serait dérisoire, inconséquent, mais pour vous dire merci.
Merci de donner de l’espoir à l'humain
Merci pour ce moment de bonheur
Ce moment de vie
La vie,
Cette chose si belle
Si fragile
Maria Chjara Bertonchini